Le 5 août 2013, un génie nous quittait. Je pense que ce n'est pas abuser que de qualifier ainsi George DUKE. Tout comme son pote Marcus MILLER, DUKE était tour à tour instrumentiste, compositeur, producteur, chanteur, et bon copain qui donne des coups de main en studio. Curieusement, DUKE n'aura finalement participé qu'assez peu à la carrière discographique d'Al JARREAU ; mais il est notoire que les deux hommes étaient de grands amis, et que le duc a activement participé à l'émancipation de notre scatman préféré. Un scatman que nous avions laissé sur le bord de la route, la dernière offrande vinylique, pardon, CD-esque de JARREAU étant un album de Noël, datant de six ans déjà. La mort de son mentor a forcé Al à reprendre le chemin des studios pour lui rendre hommage, et autant le dire de suite, ce disque est moins un album de JARREAU qu'un best-of de la carrière "solo" (plus ou moins) de DUKE réenregistrée façon grand luxe.

Voilà, ce malentendu étant dissipé, est-ce que c'est de la bonne musique ? Quelle question mon colon : cet album, c'est un conglomérat de génies prenant le mauvais prétexte de la mort d'un d'entre eux pour faire un baroud d'honneur survolant toutes les facettes de George : funk pop FM, gospel, jazz fusion, bossa. On va tout de suite se mettre d'accord sur le son, les instrumentations, les performances : c'est de très haute voltige et on reste dans la moyenne des albums d'Al JARREAU. Rematez donc ladite moyenne : à l'instar de Doc Gynéco, c'est vachement perché.

Le titre d'ouverture, par ailleurs le seul faisant partie de la carrière... d'Al JARREAU, est là pour présenter les choses comme il faut où il faut : une revisite excellente, peut-être pas aussi parfaite que l'originale, mais largement digne d'éloges. Et tout le disque sera à l'avenant : un prétexte fallacieux (notre pote est mort) pour reprendre les rênes d'un studio et délivrer un best-of fantastique, varié et chaud comme la braise (notre pote est vivant, bien vivant). A vrai dire les ratés peuvent rapidement être cernés, ils sont un. "No Rhyme", trop répétitive, trop vide, trop moderne, r'n'b urbain sans aucun charme, n'apporte rien à la légende. Tout le reste oscille entre bon, bien qu'imparfait, comme le titre final avec feu Dr JOHN en mode canaille qui n'est pas vraiment un finish d'album (nonobstant une guitare LUKATHERienne), et simplement génial.

Génial comme l'enfer de cocottes de "Brazilian Love Affair" et son final à vous faire trémousser à poil des maracas à la main dans les rues ensoleillées de Bondy. Génial "Every Reason" plus rock, plus gospel, qui respire la joie de vivre et se permet un pont insolite et prenant. Géniale enfin cette revisite incroyable du "Backyard Ritual" de Miles DAVIS, avec Marcus MILLER destructurant sa propre compo. Plus dark, plus carré, plus hypnotique : les coquins nous avaient déjà fait le coup avec "(Long come) Tutu", cette reprise est encore meilleure, pour ne pas dire hallucinante.

On pourra se dire que beaucoup d'autres titres sont bons mais trop proches des originaux : la ballade doucereuse "Sweet Baby" avec ses faux airs de "Beauty & The Beast" (c'est MENKEN qui a copié), l'onctueuse, coconesque "Bring Me Joy", "Someday" à peine retouchée avec un solo de Moog "à la DUKE"... Certes, côté originalité c'est moins probant. Mais en tant que simili best-of ? C'est somptueux. Et l'on se rend compte que DUKE touchait à pas mal de choses, tout en conservant une patte. En cela, Al JARREAU a conçu un hommage franchement réussi, qui peut certainement attirer un public qui n'aurait pas osé acheter un CD estampillé "George Duke's Greatest Hits", bien qu'au final on soit en plein dedans.

Ah oui, et Al là dedans ? Eh bien il se débrouille, il est globalement bon, un peu fatigué parfois, comme sur "Somebossa" où il ne met pas assez de folie (la basse s'en charge. Une basse de bossa c'est comme une gamine de 5 ans, ça fait ce que ça veut). Il sait surtout s'effacer car bien que le disque soit sorti sous son nom, à aucun moment ou quasi, il n'est au centre des attentions. On pourrait trouver ça dommage, après tout, c'est son dernier album avant son décès, mais c'est au contraire une belle preuve de générosité et d'altruisme. Bien que très bon compositeur et visionnaire dans son genre, Al JARREAU a toujours su se mettre au service des autres. Jusqu'à son dernier soupir, le 12 février 2017, alors qu'il venait d'arrêter les tours de chant 15 petits jours auparavant : on peut donc considérer qu'Al a passé sa vie entière à chanter. Et enchanter. Ce CD excellent est donc un double testament. A s'offrir sans modération.