Après avoir fait le tour, s'être réinventé, avoir imposé au monde du jazz une personnalité hors du commun, voilà que sonne la retraite. Déjà. Un chanteur, ça ne peut pas changer ses cordes, ça ne s'accorde pas en 440 avec un curseur. Ca ne peut même pas changer de peau (sauf cas rarissime). Et Al JARREAU, après un Accentuate the Positive totalement extraordinaire et un duo avec George BENSON à peine moins excellent, commence à mettre la pédale douce. La retraite. Même à mi-temps. Même non déclarée. Qu'y fait-on ? On se repose, on se dépense, on s'autorise surtout toutes les petites folies que le monde merveilleux du travail nous interdisaient. Et sur la bucket list de tout chanteur populaire qui se respecte, il y a l'album de Noël.

Alors vous vous doutez bien que grisonnant ou pas, le créateur de "Boogie Down" n'allait pas chanter des cantiques. Ou plutôt si. A la JARREAU. Ce n'est pas toujours conseillé de débuter un album par le meilleur titre, mais au moins ça remet la barre sur le pont : "Winter Wonderland" laisse 5 secondes à des grelots de rennes avant d'exploser dans un déluge d'accords compliqués, de groove suintant et de choeurs coquins. Pas de doute, Larry Williams est dans la place ! Et Al de chanter Noël comme on chante sa "prom night", avec facétie et sensualité. Une excellente, une brillante chanson, aux antipodes absolus de Tino ROSSI, mais, et c'est ça qui est fort, pendant tout l'album, jamais on ne perdra totalement de vue la magie de Noël.

Le plan de bataille ainsi mis en place, JARREAU et sa fine équipe peuvent déployer les fantassins : un peu de jazz pur ici ("Carol of the Bells", autrement plus jouissif que TRANS-SIBERIAN ORCHESTRA), du gospel là ("Gloria In Excelsis"), l'inévitable bossa ("Have Yourself a Merry Little Christmas" et son excellent pont), le tour de force a capella ("I'll Be Home"), et la complexification à l'extrême des harmonies ("White Christmas" à la limite du méconnaissable). Les deux tiers du disque sont excellents, et Noël ou pas, c'est de la JARREAU Compagnie. C'est assez varié, ce n'est pas assommant, il y a quelques jolies surprises dont "The Christmas Song" qui fait penser à... Eddy MITCHELL (!), et les choeurs ne ratent pas une occasion de se faire remarquer derrière notre chanteur.

Il serait cependant vain de vouloir idéaliser ce disque. Très bon dans son ensemble, il trahit malgré tout une certaine baisse de forme. Déjà, le disque ne compose aucun passage purement scat, si l'on excepte la bonus track en forme de petit solo de 50 secondes. Et si vous croyez que du scat sur un album de Noël serait incongru, vous ne connaissez pas JARREAU. Ensuite, la fin de l'album est plombante. L'enchaînement "Some Children / Little Christmas / deux segues a capella à la suite" est fatal, et parmi les raisons de cet assombrissement, il y a la voix. Pour la première fois, une vraie fatigue se fait entendre, pas celle à demi-mots de Heart's Horizon, mais une fatigue physique. L'âge. A force de s'exprimer en riant, Al n'arrive plus à modérer sa voix douce, alors que c'était sa spécialité, les montagnes russes du larynx.

Que l'on s'entende bien, Christmas est un bon petit album. Il ne fait pas deshonneur à la discographie pourtant mirifique d'Al. En tant que "Xmas album" ? Eh bien il se tient. C'est du Noël américain quoi, clinquant, outrageusement joyeux, et ceux qui ne sont pas heureux avec des paillettes plein le coeur seront fusillés deux fois par jour, week-end de Pentecôte compris, jusqu'à ce qu'ils prônent l'amour de leur prochain, ces fûmiers de leur race. Mais malgré ses énormes qualités, il n'arrive pas à rivaliser avec le quintet de tête de notre amuseur public. Comme on dit de façon péremptoire, "ça sent la fin". Reste que la générosité est encore de mise, et ça tombe bien : Nowel, c'est les cadeaux. Si le disque n'est pas gratuit, la bonne humeur qu'il apporte dans la maisonnée est, elle, d'un très bon rapport qualité/prix.

Note finale : 3,5 / 5