AVERTISSEMENT : cette chronique de bande originale de film est également susceptible de contenir des révélations sur le film

Stanley Kubrick a un secret. Ce secret est amplement voilé dans toute son œuvre pourtant fort explicite, de ses premiers travaux de photographe jusqu’à sa fin subliminale, c'est-à-dire cette espèce d’œuvre totale qu’est Eyes Wide Shut, en passant par la NASA, la solitude, l’étrange irréalité du Shining, la paranoïa, le besoin de reconnaissance envers et contre tout, le travail acharné, la peur des avions, l’amour des livres, une certaine idée du genre humain.

Ce film, cette bande sonore animée, est une complète réussite, un trou noir animé. La B.O qui nous intéresse ici se situe quelque peu au-dessous. Objectivement, elle ne rend pas nécessairement hommage à la glaciale perfection du film, mais elle oriente fortement son sens.

On embarque avec "Musica Ricercata, II", minimal et tétanisant morceau pour piano signé LIGETI (celui-là même que l’on entend lorsque Cruise, au petit matin et devant un froid portail, se voit délivré un solennel avertissement en forme de lettre par le chauffeur du Maître du Château) et l’on débarque avec la même tension originelle. Que s’est-il passé entre-temps ?

SHOSTAKOVICH et son ma fi surreprésenté (maudite publicité…) mais toujours magnifique "Waltz 2 From Jazz Suite", qui ouvre le film sur les fesses presque trop parfaites d’une Nicole Kidman tout à fait ensorcelante.

"Baby Did A Bad Bad Thing" roule bien sa bosse comme on dit, avec la voix bien chaleureuse de l’ami CHRIS ISAAK, le fameux crooner et son irrésistible love song "Wicked Game", et accessoirement agent du FBI dans le très sous-estimé Twin Peaks : Fire Walk With Me de l’inénarrable David Lynch.

Jocelyn POOK signe avec "Masked Ball" ce qu’il faut bien appeler dans le genre un chef-d’œuvre. Je parle non de la scène de la partouze mais de celle du dévoilement du cercle. Mais tout le monde, du moins le monde qui a vu ce film, a cette funèbre et envoûtante musique en tête ; c’est probablement le hit (façon de parler) de cette dérangeante, fascinante aventure qu’est Eyes Wide Shut.
Les autres compositions de Jocelyn POOK présentes ici ne possèdent pas cependant un tel pouvoir de fascination. Elles accompagnent l’auditeur au sein de ce film labyrinthe, sans du tout l’agacer mais sans le transcender non plus.

Et puis toute une série de jazz-à-papa, avec leur ambiance qui évoque les lumières feutrées des bars new-yorkais, comme "I Got It Bad (And That Ain’t Good) " par The Oscar Peterson Trio.

Il faut souligner également le très sombre et mélancolique "Grey Clouds" de LISZT, comme une sorte d’écho à la pièce de LIGETI (sur une échelle de temps inversée, on s’entend).

Probablement le meilleur film de Kubrick depuis l’hallucinant 2001 ; le plus musical aussi, avec Shining. A la très tragique différence que l’intéressé est mort juste avant la finalisation de ce projet. C’est pourquoi la musique ici réunie, si réussie soit-elle au cas par cas, n’a pas le caractère total que possède, par exemple, A Clockwork Orange. Et j’oserais carrément ajouter que nous avons ici affaire à la moins parfaite des B.O. selon Stanley Kubrick ; peut-être parce que le Maître venait de disparaître étrangement trop tôt pour avoir son dernier mot à dire.