Nous sommes en 1972 et l’Amérique, fidèle à ses habitudes, traverse une période troublée. Le conflit avec le Nord Vietnam persiste. En juin, cinq types se font attraper la main dans le sac en train de poser des micros dans le complexe hôtelier du Watergate, affaire qui débouchera sur la démission du Président Nixon deux ans plus tard. Les tensions raciales sont toujours palpables, en juillet la Black Liberation Army détourne un vol de la Delta Air Line. En novembre, Nixon remporte son second mandat face au démocrate McGovern. Un mois plus tard, l’armée décide qu’il est grand temps de relancer Linebaker II, une opération massive de bombardements sur le Nord Vietnam. "Tout va bien", comme l’annonce le titre du film de Jean-Luc Godard réalisé cette année là.

En 1972, Aretha FRANKLIN est au sommet de sa carrière. La chanteuse demeure avec James BROWN, l’un des porte-drapeaux de la communauté noire. Si le parcours du Godfather se caractérise par son dynamisme, ses innovations musicales et une agressivité tenant plus de la bravade, celui de Lady Soul s’associe plus volontiers à l’esprit de la tradition, de la tolérance. Fortement impliquée dans la lutte pour les droits civiques et le droit des femmes, Aretha Franklin est la personnalité numéro un de la communauté afro-américaine en 1972.

Depuis son arrivée en 1967 dans l’écurie Atlantic, Aretha a aligné pas moins de sept Numéro Un dans les classements du Billboard. Au tout début des années soixante dix, la reine de la Soul règne en maître. Mais 1972 demeure comme une année charnière pour la chanteuse. En 1971, elle met en boite Live At Fillmore West et enchaîne en janvier 72 avec Amazing Grace, son premier disque de platine, avec le soutien de la troupe du Révérend Cleveland. La suite sera moins rose, Jerry Wexler, grand manitou de la firme Atlantic, laissant les manettes à Quincy JONES pour la sortie de Hey Now Hey, un disque qui sera loin de connaitre le même succès que ses prédécesseurs, obligeant ainsi Wexler à remettre les mains dans le capot.

Ce live enregistré au printemps à Philadelphie lors d’un concert organisé par la NATRA (National Association of Television and Radio Announcers) apparaît dans les bacs 35 ans après son enregistrement. Issu des archives de David Nathan, ce Live pressé en édition limitée (7500 exemplaires) permet de faire le pont entre le concert au Fillmore West dont la chanteuse reprend quatre morceaux et des tubes rentrés de plein fouet dans les hit-parades du moment par le biais de nouveaux arrangements, le saxophoniste arrangeur King Curtis ayant été tué par un marginal sur le perron de son pavillon juste un an avant.

Entrée en grande pompe, à l’américaine, de Lady Soul présentée toutefois très brièvement par un chauffeur de salle. C’est un concert organisé pour la NATRA et pas un cirque ambulant ! En grande pompe parce que le show s’ouvre sur un medley (il y en aura quatre autres) regroupant le poème symphonique de Richard Strauss Also Sprach Zarathustra dont l’intro avait été popularisée par le film "2001 L’Odyssée de l’Espace" de Kubrick. Quelques semaines plus tard Elvis PRESLEY reprendra la formule lors d’un concert au Madison Square Garden, tandis qu’Eumir Deodato, grand maître de la Bossa Nova, transformera la symphonie en un hymne de Jazz Funky. Les roulements de tambours et les cuivres permettent de créer une fusion dramatique entre la chanteuse et le public. Aretha regroupe la symphonie de Strauss avec "Rock Steady", un morceau vitaminé mêlant trame religieuse et Soul Funk made Atlantic Records. Une entrée en matière qui vous donne envie d’assister à ce genre de show, haut en couleurs.

Quatre autres medley viennent grossir le concert créant un lien indéniable, comme fusionnel avec le public. Franklin regroupe "I Never Loved A Man (The Way I Love You)", grand succès de son premier album Atlantic, avec "I Say A Little Prayer". Si le premier titre sert de pont entre un chant baptiste et une love song, le second, initialement enregistré par Dionne WARWICK, s’inscrit dans le domaine de la ballade Pop. Parmi ces medleys, la chanteuse profite pour glisser de nouvelles chansons comme "Day Dreaming" figurant sur son prochain disque, couplé à l’imparable "Think". Autre combinaison payante avec "Chain Of Fools" délivré sur un tempo plus rapide et funky que la version studio et qui bénéficie d’un rappel et "See Saw", autre création du prolifique Don COVAY. Dernier assemblage avec "Bridge Over Troubled Water", grand classique de SIMON & GARFUNKEL, dans lequel le piano se place au premier rang et "We’ve Only Just Begun", une guimauve popularisée par les CARPENTERS. Une combinaison bien mollassonne qui aurait mérité d’être raccourcie.

Parmi les titres simples, Aretha reprend "This Girl’s In Love With You", chanson de Burt BACHARACH qui donnait son nom à son deuxième album Atlantic, une ballade à l’eau de rose qui vaut essentiellement par les vocalises de la chanteuse. On pourrait aujourd'hui s’amuser de la mièvrerie des paroles. Elle s’attaque au classique "Spanish Harlem", hit de Ben E KING dans une version plus punchy que l’original démodé. C’est bien au dessus par rapport à l’adaptation de Dalida "Nuit D’Espagne" mais il n’y a pas de quoi sauter au plafond.
"Don’t Play That Song", compo d’Ahmet Ertegun, l’autre grand patron de la firme Atlantic, popularisée par Ben E KING, aurait pu rester sur la même lignée, mais Aretha réussit à transformer cette soupe en accélérant le tempo par le biais d’un bon passage d’ivoires. "Respect", hit intemporel d’Otis REDDING, aurait mérité plus de consistance et quelques minutes de plus, mais peut-être est-on trop attaché à la version studio d’Aretha. Elle rend hommage à Nina SIMONE en reprenant "Young, Gifted And Black" dans une version instrumentale beaucoup moins prenante que la version chantée figurant dans sons prochain disque.

Aretha profite de ce show pour défendre de nouvelles chansons. Elle reprend la ballade "Oh Me Oh My (I’m A Fool For You Baby)" popularisée par l’écossaise Lulu et future guimauve de Tina ARENA. Sa reprise de "That’s The Way I Feel About Cha" parait moins puissante par rapport à l’original de Bobby WOMACK. Ce titre figure sur l’album Hey Now Hey produit par Quincy Jones. Le rythme reprend de l’ampleur avec "April Fool", une autre compo de l’incontournable Burt BACHARACH. Cette ballade sans grand intérêt servira de bande son au film "Folie d’Avril", un nanar avec Jack Lemmon et Catherine Deneuve. Le Live se termine avec "Spirit In The Dark", un vrai titre de Gospel Soul dans lequel la chanteuse nous délivre une véritable démonstration de feeling et de puissance (Aretha pouvait chanter sous quatre octaves). C’est en apothéose que se termine le show, le public qui semblait s’être un peu éteint lors de la dernière partie se réveille comme en transe. Le genre de titre qui vous donne envie d’aller à la messe et de boire un coup avec les sœurs.

Si l’influence ésotérique de Ken Cunningham, père du quatrième fils et futur mari d’Aretha, peut se faire sentir sur trois ou quatre morceaux et si certains titres auraient probablement mérité plus de dynamisme (la chanteuse prend soin de laisser souffler son auditoire, trop peut-être ?) ce Live n’en constitue pas moins un excellent intermède entre les hits de la Diva et les albums en public plus connus. On regrette que le livret intérieur ne donne aucune indication sur les accompagnateurs. Notre line-up demeure suggestif, faute de document.