Le dernier album original des Ogres datait de 2014, c’est-à-dire du monde d’avant 2015. Ce nouveau disque est en plein dans celui d’après. Le groupe reprend sa place dans la chanson dès le premier morceau, inspiré du livre d’Antoine Leiris, se situant plus que jamais face aux obscurantistes islamo-réacs. La piste suivante retourne de suite la pièce avec une chanson d’amour pleine de doutes, simple et directe. En fait, tout était déjà dans le titre de l’album : Amours Grises et Colères Rouges. Bien entourée ces dernières années sur la route (voir les trois lives précédents, ainsi que l’album hommage à Pierre PERRET), la fratrie Burguière montre ici une face plus introspective, à la limite de la crise de la quarantaine. Doutes, lassitude mais aussi une certaine forme d’espoir et de satisfaction au programme.

Quand on affiche bientôt 25 ans au compteur, on commence sans doute sérieusement à se creuser la tête pour trouver de nouvelles choses à dire, de nouvelles façons de sonner sans se perdre. C’est peut-être ce qui explique le temps plus long qui a été nécessaire pour sortir ce recueil, bien qu’il ait été composé de la même manière que les autres, sur la route. Mais le résultat est bel et bien un album qui ne sonne comme aucun autre des OGRES DE BARBACK, tout en maintenant un vrai niveau d’exigence et de réussite. A l’écoute, il y a un sentiment de lâcher-prise intéressant. Comme si les quatre frères et sœurs s’éloignaient davantage de leurs acquis en faisant confiance à d’autres personnes pour vraiment les amener plus loin. Une démarche un peu différente de celle consistant à simplement inviter d’autres musiciens pour qu’ils viennent tenir un instrument sur un morceau déjà largement préparé. Ils se laissent au contraire tirer par leurs hôtes qui les guident vers de nouvelles directions.

On a par exemple la surprise d’entendre en duo l’inusable Magyd CHERFI et l’israélienne Lior SHOOV ("Il y a ta bouche"), les Ogres se contentant de les accompagner ainsi qu’ils le feraient sur un album des autres. Cette proposition étonnante donne une petite parenthèse légère et pétillante au milieu de l’album. Ailleurs, les quatre frères et sœurs confient régulièrement les percussions à un batteur. Ce choix leur ouvre finalement de nombreuses possibilités stylistiques. C’est ainsi que ce disque possède des couleurs que l’on n’avait pas perçues jusqu’ici dans leur œuvre, en particulier des accents latinos. Ajoutons à cela l’usage plus fréquent d’instruments électrifiés (beaucoup la basse, pas mal de claviers, un peu de guitare bien-sûr, ainsi que de fréquentes utilisations du thérémine - instrument qui semble de plus en plus plaire à Alice au fil des années) ou encore de vraies touches électro et tu commenceras à avoir une idée plus précise du son de l’album. Terminons par dire pour cela que les Ogres réempruntent ponctuellement les chemins parcourus sur scène récemment, "Tous les matins" ayant par exemple un final dans la droite ligne des arrangements avec BROTTO/LOPEZ. Plus loin, un long passage fait participer la fanfare Eyo’nlé, dans un ton différent de leur live commun cependant. Les trois morceaux partagés avec les béninois explorent cette fois des directions très variées et assez peu africaines.

Les OGRES DE BARBACK ont toujours misé sur la diversité, mais je pense qu’il est permis d’affirmer ici qu’ils atteignent un autre stade, tant à l’échelle de l’album constitué de morceaux aux ambiances dissemblables qu’à l’échelle des morceaux eux-mêmes, très souvent brassés avec des petites touches instrumentales qui amènent autant de couleurs. Avec le temps, je crois que ce qui me touche le plus vite maintenant dans ce que font les quatre frères et sœurs, ce sont les chansons les plus simples, misant tout juste sur quelques accords de guitare sèche, une jolie mélodie et un accompagnement léger aux cuivres ou à l’accordéon. Des chansons comme "P’tit cœur" ou "S’il nous plait". Mais celles qui me marquent le plus restent sans doute les plus sombres. Le reste de l’album étant plutôt lumineux, voire détendu, ces moments de noirceur donnent un contraste à saluer. "Latrim'", avec son texte sur l’alcoolisme et son accompagnement hypnotique est l’un des plus noirs de leur discographie.

Enfin, celles qui me restent le mieux en tête sont les plus décalées par rapport au style du groupe. "Chanson pour dans 2000 ans", utopique morceau que l’on croirait sorti d’un album de ZOUFRIS MARACAS ; "Si tu restes", un texte assez désespéré mais une musique quasi-disco rappelant SANTA ESMERALDA, dans une version plus afro ; "La Rochelle", jolie évocation des petits bonheurs avec fanfare gipsy-latino à siroter. Cependant, je ne trouve pas ici de chanson qui me plaise au point de la tenir comme un classique du groupe. L’ensemble manque sans doute un peu de relief. Peut-être que cela changera avec le temps. Ce qui est certain, c’est qu’à défaut de m’enthousiasmer autant que d’autres de leurs albums, ces Amours Grises et Colères Rouges me montrent une nouvelle fois pourquoi ce groupe m’accompagne depuis si longtemps. Parce qu’il me transporte loin à chaque fois, qu’il m’ouvre toujours à d’autres horizons, parce qu’il ne fait pas de chansons en l’air mais qu’il parle en permanence de la vie avec talent et honnêteté. Parce qu’il est un grand groupe de chansons et de musiques, tout simplement.