Chez mes grands-parents, quand j’étais petit, il y avait un vieux piano dans le couloir. Un piano droit, suffisamment étroit pour que l’on puisse facilement passer en faisant un pas de côté. L'instrument est trop digne pour être complètement ignoré. Il était là, dans le passage, comme un malade laissé sur un brancard lorsque les urgences d’un hôpital sont débordées. On s’y est tous essayé une fois ou l’autre. En ouvrant le clapet, on découvrait des touches d’ivoire jaunies par le temps comme le sourire d’un vieillard à la dentition épargnée. Il me faisait un peu peur, ce piano. Au touché, des notes d’outre-tombe se déversaient sur nous. Il était si désaccordé qu’il était devenu impossible d’y jouer la moindre mélodie. On ne pouvait plus le réparer, il aurait fallu tout changer. Ses notes au parfum de malédiction dissonaient au milieu des rires, des vacances et de la joie de se retrouver.

Les 4 accords dissonants de "Yo2_Rustlin", plaquant un clavecin sur un vieux piano désaccordé, sonnent le glas. Cette 'mélodie' d’outre-tombe m’a immédiatement rappelé le vieux piano délaissé. Donnée à 2 reprises, elle annonce le début de chaque moitié. La première nous propose quelques nappes de clavier cycliques, que la seconde tabasse à coup de rythme déstructuré. Les coups se poursuivent, martelant sans cesse jusqu’à ce que des cris trafiqués retentissent et achèvent toute trace résiduelle de clavier. Rien de très joyeux, tout LORN est ici résumé en un seul titre. Cette insistance sur le rythme, qui avait presque disparu dans la musique de LORN depuis des années, nous fait étrangement repenser à ses débuts.

Comme d’habitude, on se demande ce que LORN cherche à nous dire par là. Contrairement aux clips qui nous proposent moultes images pour sous-titrer la musique, ici il n’y a rien. Presque rien. Le single revêt une pochette noire, bien plus noire que celles de METALLICA ou de JAY-Z. On y décèle toutefois un peu de bruit. Si peu que l’on ne sait dire s’il s’agit d’un défaut de la compression de l’image ou d'un véritable effet choisi. En commentaire de la sortie de ce single, sur le site bandcamp, LORN nous intime un unique point d’interrogation, la question ultime, celle qui n’est même plus faite de mots.

Un peu de contexte pourrait peut-être nous permettre d’y entendre plus clair dans cette obscurité à peine bruitée. Yo2_Rustlin fait suite à Guardian et The Map, deux E.P très courts sortis respectivement en Mars et Octobre 2020. Les deux ont été commentés From PERIPHERY, un album annoncé initialement pour le 1er Avril 2020. Quelques reliquats de discussions sur Internet font l’écho d’un album qui devait potentiellement être 'le dernier', le 'plus réel' et qu’il devait 'contenir plus de 30 titres'. Les annonces de LORN sur discords ont été effacées, tout comme la page concernant Periphery sur son propre site. L’album, comme le vieux piano, aurait-il été laissé de côté ? Poisson d’Avril ? LORN n’est pas vraiment connu pour ses talents d’humoriste. Nous n’avons qu’un unique point d’interrogation pour répondre au devenir de Periphery aujourd’hui.

Reste le titre du morceau, "Yo2_Rustlin". Un titre énigmatique, bien qu’il soit là encore possible d’apporter quelques éléments de réponse. Les significations sont multiples. En cherchant sur la toile, on découvre rapidement que Yo2 tout comme Rustlin sont des réseaux sociaux, ou plutôt 'ont été'. Yo2 a été annoncé par le rappeur français BOOBA, en réaction à la censure dont il se sentait victime sur Instagram. L’application aurait dû voir le jour en Mars 2021, nous n’avons pas de nouvelles depuis, comme pour Periphery. Rustlin est un réseau social lancé par les français Marc Montagne et Raphaël Bonstein, sorti fin 2012. Son leitmotiv devait être l’anonymat de ses participants. Des participants si anonymes qu’il n’a pas survécu 6 mois à son lancement.

Deux projets mort-nés ou nés morts, deux feux de paille donc, ou plutôt de feuilles mortes. 'Rustling', en effet, c’est également le bruissement des feuilles mortes, le froissement d’une feuille de papier. Faut-t-il comprendre Yo2_Rustlin comme Yo to rustlin’, un salut au mouvement des feuilles mortes ? Un salut au froissement du papier ? Un parfum d’automne ou de rentrée scolaire accompagnerait-il Yo2_Rustlin, un titre sorti le 4 Septembre dernier ? L’automne ? La rentrée ? La fin des vacances, en somme le début de la fin de l’année ?

Rustling a également une dernière signification, il s’agit du vol de bétail. Une activité qui aurait encore cours aujourd’hui. On repense alors immédiatement au clip de Weigh Me Down et à ses vaches qu’il fallait sauver. Yo to rustlin’, le salut au vol de bétail ? Une référence aussi bien au début de la carrière de l’artiste ?

Yo2_Rustlin, quelle que soit sa signification, me donne surtout l’impression que LORN nous annonce le début de la fin. Ça n’est pas nouveau chez LORN. Nothing Else, l’album de ses débuts, sorti après d’innombrables expérimentations, nous annonçait déjà Rien de plus, comme s’il s’agissait pour l’artiste d’une fin. Mais partir sur un titre unique, après nous avoir livré tant d’autres inachevés, un morceau qui sonne le glas, qui achève la mélodie sous les coups et non plus dans un soupir, ça lui ressemblerait bien. Yo2_Rustlin serait-il un adieu ? Le début de la fin ?

Je suis repassé voir ma grand-mère il y a quelques jours, juste avant noël. A 97 ans passés, elle a encore toutes ses dents, tout comme son vieux piano. Cette force de la nature a survécu à tout le monde, mon grand-père le premier. Aujourd’hui, comme quand j’étais petit, je ne passe la voir que sur le chemin des vacances. Il faut que je fasse un petit détour, un pas de côté, mais je ne peux définitivement pas l’ignorer. Je ne reste pas longtemps chez elle, malheureusement. Ces dernières années, elle n’a pas été épargnée par les mauvaises nouvelles, alors elle a fini par accuser les coups. Elle marche désormais avec une béquille, son genou n’est plus ce qu’il a été. Ce qui l'empêche surtout de sortir, d’aller se balader. Elle est beaucoup plus dépendante des autres qu’elle ne l’a jamais été toutes ces années. A part mon genou, tu sais, tout va bien !, me dit-elle à chaque fois que je passe la voir. Puis nous parlons de tout et de rien. Surtout de rien, j’ai l’impression. Nos échanges dissonent, sont désaccordés. Au bout de 10 minutes en effet, elle me redit strictement la même chose, et ainsi de suite, comme un motif de clavier cyclique. Il n’y a pas que le genou qui ne va pas bien… Chaque fois, en repartant, malgré la joie que j’éprouve toujours à la retrouver, je soupire. J’ai l’impression que pour elle, c’est également le début de la fin.