Parlons de la cérémonie des césars, celle de 2020. L’esclandre, justifié, d’Adèle Haenel en a été le point culminant. Comme elle s’en est expliquée, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, c’est d’entendre derrière elle quelqu’un s’écrier Bravo Roman. Mettez-vous deux secondes à sa place. Victime de pédophilie, espérant qu’on prenne cela en compte dans cette cérémonie, elle s’est retrouvée dans une salle où tout le monde a acclamé, applaudi celui qui incarne le pire à ses yeux (1). Il a été récompensé pour un film qui parle d’injustice, en plus, un comble. La colère, l’écœurement qu’elle a dû ressentir, je ne me l’imagine même pas. Encore une fois, merci Adèle Haenel de nous ouvrir les yeux.

Plusieurs personnes ont réagi, de toutes les façons possibles. Dans le concert de soutiens et de reproches qui ont suivi, Lambert Wilson a condamné cette réaction. […]qu’est-ce qu’on va retenir de la vie de ces gens par rapport à l’énormité du mythe de Polanski ? Qui sont ces gens ? Ils sont minuscules. Ce qu’on met sur le tapis dans ce combat, c’est la séparation de l’homme et de l’artiste, un sujet vaste qui ne sera pas discuté dans cette chronique. J’ai découvert l’actrice après les faits, en particulier dans le film 120 battements par minutes. Elle joue si bien que j’ai d’abord cru à un reportage. C’est une grande actrice qui mérite largement ses galons. Elle n’est pas minuscule, vraiment pas. Personne ne l’est d’ailleurs. Mais ce n’est pas Lambert Wilson qui m’a le plus choqué.

J’ai sorti la phrase de son contexte. Lambert Wilson voulait dénoncer le lynchage envers Polanski. C’est ce qui l’a choqué, ce qui a provoqué chez lui cette réaction. Le lynchage, c’est lorsqu’un ensemble d’individus portent une voix commune, ensemble, contre une personne seule. Mais Adèle Haenel n’est pas responsable d’un lynchage. Elle est la première actrice à avoir dénoncé des actes pédophiles dans le cinéma français. Ce sont les suiveurs qui lynchent, pas les lanceurs d’alerte. Elle aussi a été victime de lynchage. Je pense que ce qu’elle a ressenti, devant une salle qui acclamait ce qu’elle a toutes les peines du monde à dénoncer, c’était du lynchage. Voir ainsi toute une salle porter une voix commune, ensemble, pour Polanski, donc indirectement contre elle, ça a dû la choquer.

Derrière, ils ne se sont pas privés. Olivier Carbonne lui a prédit (provoqué ?) la fin de sa carrière. Personnellement, c’est cette réaction qui de toutes m’a le plus choqué. Adèle Haenel s’est depuis retirée vers le monde du théâtre. Lambert Wilson, lui aussi sous le coup d’un lynchage depuis, s’est fait virer de Green Peace. Si vous avez le malheur d’avoir une réaction publique un peu vive, aujourd’hui, gare à vos fesses. Le lynchage, cette pression sociale qui nous révolte tous dès qu’on en est victime, on lui a même collé une étiquette anglo-saxonne pour le moderniser. Désormais, on appelle ça la 'cancel culture'. Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre, disait quelqu’un de bien connu. Le lynchage, ça ne date pas d’hier. Sage parole, malheureusement oubliée.

Le clip de "Inverted" de LORN est en comparaison bien loin de toutes ces réactions à vif, il a été minutieusement préparé (2). Les arbres des clips de "Diamond" et "Weigh Me Down", nous les retrouvons en abondance dans le décor forestier de ce court-métrage. Un enfant, à l’arrière d’une voiture est conduit vers cette forêt. Un homme d’âge mur est au volant de cette vieille berline haut de gamme, toujours dans le même style d'un clip à l'autre. Dès les premiers plans, le montage insiste sur les détails, et l’angoisse se fait sentir. La mélodie cyclique et les nappes grinçantes nous annoncent d’emblée le crime. "Inverted" ne va pas être une partie de plaisir, malaise assuré.

Mais son nom signifie 'inversé'. La chute échange donc les rôles et nous rassure, en quelque sorte. La petite fille tire au TASER sur son père et l’électrocute. Le corps convulse dans un déluge de percussions, une douleur sonore. On se doute bien que la musique nous raconte l’histoire originale, bien plus que sa version inversée. Encore une fois, LORN va droit au but. Marcos Ortega est le roi de la concision et de l’efficacité.

C’est tout ? Une simple vengeance par clip interposé ? Prends ça Papa, bien fait pour toi ? Bien sûr que non, ce n’est jamais aussi simple avec LORN. Cet enfant androgyne, je l’ai d’abord pris pour un petit garçon. Son regard dur, froid, glaçant, ce n’est pas le regard d’une petite fille, même inquiète de ce qu’il va lui arriver. Il n’y a pas que la chute qui a été inversée. Si l’on y prête bien attention, l'échange de regards conduisant au crime n'est déjà pas naturel. Le père, malgré le montage qui lui donne des allures de prédateur, a un regard innocent. Puis, il y a ce consentement, ces boutons retirés, et ce père qui dit Kill me. Il n’y a pas de consentement dans un acte pédophile, pas plus que dans un acte de vengeance. Il n’y a pas que les rôles qui ont été inversés.

Cette scène de crime, que l’on devinait à peine dans le clip de "Diamond", contient donc de nombreux éléments retournés. Il y avait un tapis roulant qui menait à la figure du rêve (du plaisir ?), puis de la mort dans "Diamond". Il y a le décès de la mère que l’on devine entre les clips de "Acid Rain" et "PAWO". Il y a la culpabilité qui ronge, dans le clip de "Silhouette". Puis, il y a le visage du père, dans "Ghosst(s)". Un visage immobile, impuissant, faussement vivant. Et si le sexe du père, dans ce clip ambigu sur bien des points, avait également été inversé ? Et si c’était la mère de Marcos Ortega, qui était coupable de pédophilie envers lui ? Et si la culpabilité qui accable l’artiste, c’était celle d’avoir éprouvé du plaisir, avant de vouloir se venger ? Avec LORN, c’est toujours compliqué.

N’allez pas lyncher qui que ce soit d’après mes interprétations. Les réactions à vif sont toujours difficiles à assumer. Même si l’on a raison, il faut prendre le temps du recul, de l’analyse, et se méfier des interprétations. Participer à un lynchage, c’est condamner quelqu’un à l’exclusion, sans autre forme de procès. Ce n’est pas de la justice. Réagir en masse, c’est toujours mauvais. Avant de réagir, avant de lyncher, avant d’accompagner un mouvement de réaction, prenez bien garde, les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être. Le clip de LORN est là pour vous le prouver.

On est tous révoltés, on le devrait en tous cas, par la pédophilie. C’est un acte abject. A l’idée même que des enfants puissent être ainsi victimes, j’ai envie de vomir. Dans notre société, on a aujourd’hui fait un joli paquet avec tous les hommes d’église. On a mis la pédophilie sur le dos du célibat des prêtres. Pointer les autres du doigt, ça on sait faire. Il y a effectivement à ce sujet une omerta condamnable. Mais c’est la proximité avec les enfants dans le quotidien, qui est statistiquement liée aux actes pédophiles. Garderie, enseignants, parents à domicile, les taux d’actes condamnables sont comparables (3).

Tentez, 2 secondes, de vous mettre à la place de quelqu’un qui a de telles pulsions, aussi abjectes qu’elles puissent être. Je ne suis pas expert en la matière, mais je vois bien ce qui nous pousse tous à agir, parfois n’importe comment. La pédophilie, c’est une pulsion, un instinct, tout comme applaudir bêtement dans une salle pour n’importe quoi, ou réagir à chaud lorsque l’on est choqué. On galère tous entre notre instinct et notre raison. Fort heureusement, pour la majorité d’entre nous, nos pulsions ne nous conduisent pas au crime.

Une personne qui a une envie de chocolat, un truc tout bête provoqué par ses pulsions, il lui est facile d’alerter les autres pour qu’ils l’en empêchent. Une personne qui a une envie d’enfant, un truc beaucoup plus grave, il lui est très difficile, impossible même, d’alerter les autres pour faire de même. Avouer ce genre de pulsion condamne au lynchage, à l’isolement. C’est un choix pratiquement impossible à faire, qui revient à se suicider socialement.

Malheureusement, il est sûrement plus facile pour eux de laisser parler leurs instincts, de passer à l’acte et de demander à des enfants de se taire. Je pense qu’il y a beaucoup plus de pédophiles en sommeil dans notre société, que l’on veut bien se l’avouer. Ce sont probablement des gens en souffrance, qui doivent lutter avec leurs pulsions. De par notre lynchage, notre condamnation en masse, nous les empêchons de parler de leur problème et de le résoudre. Tant qu’il sera plus facile à ces personnes de commettre un crime que de parler de leur problème, on ne résoudra rien. Pour se débarrasser de la pédophilie, il faut d’abord accepter d’en parler et de ne pas lyncher les gens lorsqu’ils s’expriment. Il faut donc réfréner nos pulsions. Ce qu’on demande, en somme, aux pédophiles.

(1) Je ne sais pas si Polanski est coupable ou non de pédophilie, je n’étais pas là lors des faits. Je sais juste qu’il a été condamné. Depuis, il a également été accusé à plusieurs reprises de viol.
(2) Quelques images « making of », sans commentaires, sur la musique de "Greatest Silence", toujours de LORN : https://www.youtube.com/watch?v=ndYYRwgZ-g8
(3) Précisons tout de même que ce n’est le cas que depuis 1980. Quelques articles pour corroborer :
https://www.reforme.net/referencespapier/societe-ny-a-plus-pedophiles-pretres-enseignants/
https://www.lefigaro.fr/actualite-france/les-cinq-chiffres-cles-du-rapport-sauve-sur-les-abus-sexuels-dans-l-eglise-catholique-20211005