Depuis vingt ans, BIOSPHERE poursuit une carrière relativement en demi-teinte. Malgré quelques fulgurances (Departed Glories, Shortwave Memories), force est de reconnaître que sa discographie s'est surtout épaissie de disques mineurs, souvent oubliables. Pour autant, Geir Jenssen n'a jamais cédé à la facilité, continuant d'expérimenter à chaque nouvel album. Ainsi, Shortwave Memories et Inland Delta l'ont vu délaisser la musique assistée par ordinateur au profit des synthétiseurs modulaires, avec plus ou moins de réussite. Avant cela, The Senja Recordings et The Hilvarenbeek Recordings s'articulaient autour des field recordings. Quant à Angel's Flight, il s'agissait d'une autre déclaration d'amour faite à la musique classique.

Aujourd'hui, The Way of Time renouvelle une démarche amorcée avec The Petrified Forest en 2017, associant voix et loops électroniques. Les extraits sonores utilisés sont essentiellement issus d'une adaptation radiophonique du roman The Time of Man d'Elizabeth Madox Roberts, racontée par l'actrice américaine Joan Lorring en 1951. L'histoire suit Ellen Chesser, fille de métayers pauvres du Kentucky, de son adolescence à la trentaine, au tout début du XXème siècle. Le livre décrit particulièrement le rapport intime qu'entretient la jeune femme avec la nature, dont elle ressent la présence comme s'il s'agissait d'une entité vivante, rassurante et transcendante.

C'est sans doute cet aspect de l'œuvre originale que BIOSPHERE a souhaité mettre en valeur sur ce nouvel album. À travers ses boucles, The Way of Time vient incarner le rythme immuable de la Terre, la répétition des saisons et les gestes itératifs du labeur agricole. Les samples de voix de Joan Lorring font apparaître Ellen Chesser comme une déesse forestière, émergeant avec douceur des taillis à l'aube. Mais ce retour à des textures plus délicates et plus froides cache aussi un message subtil : la vulnérabilité d'Ellen se confond avec celle de la nature, exprimant possiblement les préoccupations écologiques de Geir Jenssen, en particulier au sujet de l'Arctique.

Musicalement, The Way of Time est au carrefour des trajectoires musicales que BIOSPHERE explore depuis près d'une vingtaine d'années, si ce n'est plus. Si le grain vintage des synthétiseurs prolonge l'expérience analogique de Shortwave Memories, l'utilisation fragmentée de la voix rappelle au contraire des projets plus anciens, notamment Substrata et Cirque. Sur le plan des ambiances, cet album mêle aussi le minimalisme de N-Plants à l'atmosphère touffue et mystérieuse de Shenzhou. Les rythmes reviennent, en particulier sur "Like The End Of The World" et "All Stars Have Name", clin d'œil furtif aux heures dowtempo du natif de Tromsø.

Immersive, cela fait bien longtemps qu'une œuvre de BIOSPHERE ne l'avait pas été autant. En introduction, "Time of Man" nous convie à une halte méditative dans les vallons herbeux du Kentucky, où la voix de Joan Lorring viendrait nous parler comme dans un songe. Initialement tourné vers la contemplation, l'album se met par la suite lentement en mouvements. Sur "All Stars Have Name", le ciel se peuple progressivement d'étoiles filantes et de galaxies. Plus grave, plus rythmée, "Like The End of the World" déploie une pulsation sourde qui évoque moins les errances bucoliques d'Ellen Chesser que la sensation d'un monde au bord de l'effacement. De la même manière, "The Way of Time" et "The Old Way Was Gone" emportent au loin les souvenirs d'Ellen, comme autant de feuilles mortes dispersée par le vent des plaines. On achève l'écoute le cœur serré avec "The Way of Time (On And On)", conclusion sensible à cette narration sensorielle développée tout au long du disque. Une œuvre remarquable, intense et touchante, l'écho d'un passé irrémédiablement englouti.