L'année 1966 occupe une place à part dans la discographie de l'homme en noir. Au stade fort avancé et plus que critique de sa toxicomanie, la schizophrénie qui le guettait durant cette période (dont il se repentira plus tard au cours d'une expérience mystique où il retrouvera la foi) a déteint fortement sur la production des deux albums parus alors. Rien n'est plus schizophréniquement éloigné de Everybody Loves A Nut (chroniqué en ces colonnes parallèles) que Happiness Is You. Autant le premier affirmait son originalité désarmante par un ton iconoclaste unique dans la carrière de l'artiste, autant ce dernier voit le chanteur revenir à ses racines Country Folk traditionnelles pour un résultat des plus conventionnels.

24ème opus studio de Johnny CASH, Happiness Is You, classé modestement 10ème dans les charts Country cette année-là, présente la particularité de n'avoir jamais été édité sous le format cassette-audio et d'avoir attendu jusqu'à 2012 (sic !!) pour connaître l'honneur d'une édition CD. Et encore, seuls les "richissimes" possesseurs du monumental coffret (50 CD) regroupant tous ses enregistrements chez Columbia peuvent se targuer d'avoir écouté cet album jamais sorti en CD vendu à l'unité. Pour ma part, adepte de l'homme en noir de très récente mémoire, je n'ai jamais investi dans l'achat dudit coffret, mais la médiathèque régionale de Marseille, elle, oui. Et c'est ainsi que je puis aujourd'hui vous présenter Happiness Is You.

L'opus comprend principalement des compositions empruntées à divers songwriters : Jack Clément ("Guess Things Happen That Way"), Wayne P. Walker ("Ancient History"), Peter La Farge ("She Came From The Mountains"), Gordon Lightfoot ("For Loving Me"), Hank Cochran/Harlan Howard ("You Comb Her Hair"). Dont deux titres ("Wabash Cannonball" et "Is This My Destiny ?") issus de la famille CARTER (A.P et Hélen CARTER). Johnny CASH est l'auteur d'une seule chanson, "Happiness Is You", co-écrite avec June CARTER (deux années avant qu'il ne l'épouse).
Le nombre fort congru de compositions personnelles de J. CASH peut décevoir ici, dû probablement aux vicissitudes de sa vie d'alors gangrenée par la toxicomanie. Le titre "Guess Things Happen That Way" de son compagnon de route Jack CLEMENT est même la reprise d'une chanson qui figurait déjà dans l'opus de 1958, J. CASH Sings The Songs That Made Him Famous.

Le caractère conventionnel de l'album provient surtout de la démarche de l'artiste n'ayant sélectionné ici que des ballades. Et pour accroître la banalité de l'ensemble, ce sont des ballades qui traîtent d'amour, intarissable cliché de la musique populaire duquel il est fort difficile d'extraire des trésors d'originalité.
Pour autant, l'album ne démérite pas : non seulement J. CASH reste un grand interprète de la Folk et de la Country, mais toutes les chansons bénéficient en outre de mélodies accrocheuses voire séduisantes qui en rendent l'écoute fort agréable.

Plusieurs titres ici entrent normalement dans la catégorie des chansons d'amour idylliques. "Happiness Is You" est ainsi une déclaration enflammée du chanteur à June Carter, sa future épouse. Malgré sa simplicité, le texte y brille d'une belle poésie. L'orgue et les choeurs mêlés s'y glissent comme par anticipation dans une atmosphère de noces.
Dans "You Comb Her Hair", un homme explique à un ami qu'il a rencontré une fille qui le rend dingue au point qu'en sa présence il ne sait plus aligner les mots et se cogne tête la première aux portes. La chanson balance entre un piano-bar, des choeurs discrets et une guitare acoustique tout en légèreté sautillante.
"She Came From The Mountains" est une très belle chanson, probablement la plus séduisante de l'opus. Les choeurs et le chant principal de J. CASH s'y mêlent avec un art consommé des harmonies vocales.
Il serait dommage de passer sous silence "Happy With You" de loin le titre le plus enlevé et dans lequel W.S Holland à la batterie abat un boulot très convaincant tandis qu'un orgue sixties illumine l'ensemble. Vraiment un hit en puissance.

D'autres chansons cependant explorent le versant noir de l'amour en disséquant avec ironie, parfois même une pointe de cynisme, les inconstances du coeur.
"Guess Things Happen That Way", sur un rythme alerte que ponctuent les "baloum baloum" presque comiques d'un choeur masculin à la voix noire, déploie une légèreté de ton qui contraste avec les horreurs que débite le chanteur. En effet, s'adressant à un ami, il lui déclare qu'il oubliera vite sa copine et qu'une autre un jour la remplacera dans son coeur car il en va ainsi dans l'ordre des choses. Toutefois, le texte demeure ambigu : on ne sait jamais qui de l'homme ou de sa copine vient de 'larguer' l'autre. Dans un cas, le ton est cynique, dans l'autre il naviguerait plutôt dans des eaux plus douces amères.
La rupture souvent provoque un état obsessionnel qui entraîne dans une spirale infernale. "No One Will Ever Know" en apporte ainsi un témoignage éclatant. Que Roy ORBISON ait interprété cette chanson ne surprendra personne.
Toutefois, la séparation peut aussi dans certains cas être vécue comme une délivrance que clame l'homme dans '"Ancient History", sans aucun regret de celle qu'il a quittée. La mélodie lancinante qui soutient ce texte assez cruel ainsi que le chant tranquille de J. CASH en accentuent l'ironie.
"For Lovin' Me" sur le même thème décline une mélodie accrocheuse où les harmonies vocales, la basse rythmique et la guitare acoustique emballent le tout avec un panache qui pourrait presque passer pour un modèle de chanson Country.

Happiness Is You manque de la profondeur à laquelle nous avait habitué le chanteur, notamment lors de ses albums concept dans lesquels il avait su conter l'histoire profonde de l'Amérique. Mais en l'état, avec ses chansons lancinantes et quelquefois fort entraînantes, l'opus se défend assez bien en définitive.