Le début des années 1990 n'est pas la période la plus faste de la carrière de Johnny CASH. La légende américaine, qui a signé avec Mercury Records après avoir passé 27 ans au sein de l'écurie Columbia, fait face à une érosion de ses ventes de disques. Ce nouveau départ est un semi-échec pour l'artiste dont les quatre albums publiés entre 1987 et 1992 peinent à se hisser dans les charts. Cette même année néanmoins, le Man in Black voit sa carrière célébrée par une nomination au Rock and Roll Hall of Fame, ce qui fait de CASH le seul artiste à figurer à la fois au Rock and Roll Hall of Fame, au Country Music Hall of Fame et au Songwriters Hall of Fame. Toujours est-il que le bonhomme est ici à un tournant de sa carrière. Sans contrat discographique, il réalise quelques piges et participe notamment en 1993 à l'enregistrement du morceau "The Wanderer" destiné à clôturer l'album Zooropa. Avant de faire la rencontre du producteur Rick Rubin, qui allait lui offrir un contrat sur son label American Recordings et allait grandement revitaliser sa carrière, Johnny CASH s'était remis au travail, enregistrant dans les LSI studios de Nashville (alors propriété de Rosey Cash, la fille de June Carter) plusieurs démos servant de bases de travail pour l'enregistrement potentiel d'un nouvel album.

Ces bandes, laissées de côté une fois la collaboration lancée entre Johnny CASH et Rick Rubin, se voient aujourd'hui exhumées par John Carter Cash, le fiston, qui les a retravaillées pour publier ce qui constitue le cinquième album posthume du Man in Black, dix ans après l'intéressant Out Among the Stars. Pour aboutir à ce résultat, John a fait appel au producteur David 'Fergie' Ferguson qui avait bossé en tant qu'ingénieur du son avec Rick Rubin sur la série des albums American Recordings. Ensemble, ils ont intégralement déshabillé ces morceaux de leurs arrangements originaux, ne conservant que les lignes de chant et de guitare acoustiques. Après avoir rafraîchi ces pistes, ils ont rassemblé de nombreux musiciens à la Cash Cabin de Hendersonville, dans le Tennessee (studio construit par Johnny en 1979), afin d'enregistrer de nouvelles pistes instrumentales pour accompagner ces morceaux. Le guitariste Marty Stuart ou le bassiste Dave Roe (décédé peu de temps après les enregistrements) font partie de ces musiciens qui, ayant collaboré de longues années avec Johnny CASH en studio ou sur scène, apportent une caution supplémentaire à cette entreprise. Quelques éléments des sessions d'origine ont été conservées néanmoins, à l'image des chœurs et harmonies vocales de Waylon Jennings, clin d'œil sympathique à celui qui avait fait partie des Highwaymen en compagnie de CASH.

Le résultat est volontairement rudimentaire, presque dépouillé, et plutôt fidèle à l'identité artistique du Man in Black durant cette période de sa carrière. Néanmoins, l'album semble plus proche des American Recordings que de Boom Chicka Boom, une touche d'humour en plus (celle-ci avait été volontairement mise de côté par Rick Rubin). Ces compositions originales ne sont pas toutes inédites. Notons ainsi "Drive On" et "Like a Soldier", toutes deux présentes sur le premier volet des American Recordings. Les arrangements de ces deux morceaux sont un peu plus fournis, un peu moins 'roots' que ceux choisis par Rick Rubin, et ces versions initiales, encore inabouties lorsque CASH les a enregistrées sous forme de démo, se font plus foisonnantes et moins viscérales que celles déjà connues. "Like a Soldier" notamment, titre évoquant le sujet des addictions et présenté comme un morceau guitare/voix profond et solennel sur la version captée avec Rick Rubin, est ici agrémenté d'une deuxième guitare et d'un piano, qui lui confèrent à la fois une ambiance plus aboutie, mais aussi moins spontanée. "Drive On", morceau inspiré par les douleurs chroniques dont a souffert CASH à la suite d'une fracture à la mâchoire au début des années 90, et qui évoque également par extension les difficultés rencontrées par les vétérans de la Guerre du Vietnam, se voit pour sa part agrémenté d'un sympathique solo de guitare électrique. Ses couplets, qui ressemblent à ceux de "A Boy Named Sue", sont du CASH pur jus.

La voix du chanteur, âgé de 60 ans au moment de ces enregistrements est profonde, solennelle, parfois espiègle, occasionnellement ténébreuse. CASH chante l'amour, la famille, la tristesse, l'absolution par la spiritualité, la survie, la rédemption. "I Love You Tonite", ballade langoureuse, est une lettre d'amour adressée à June Carter, qui voit le chanteur s'émerveiller que leur histoire ait traversé les décennies, se demandant si elle verra le siècle nouveau. Sur "Hello Out There", CASH voit grand et évoque la destinée de la planète Terre, perdue dans l'univers avec ses incertitudes. La plupart de ses textes se déploie néanmoins sur une plus petite échelle, l'artiste dressant le portrait d'une mère célibataire portée par son amour de la musique de James Taylor ("She Sang Sweet Baby James"), imaginant un flirt avec une jeune femme à la laverie ("Well Alright"), ou rédigeant une ode aux belles filles de Little Rock ("Have You Ever Been To Little Rock ?").

L'ensemble est appréciable, d'autant plus qu'il nous permet de redécouvrir un Johnny CASH en pleine possession de ses moyens. Les arrangements, respectueux et variés, donnent à cet album une saveur authentique. Pour autant, il est évident que si ces morceaux somme toute inoffensifs et peu aventureux étaient sortis en 1993, ils n'auraient pas freiné le déclin de la carrière de l'artiste et n'auraient pas revigoré le nom CASH comme l'album American Recordings a permis de le faire. Songwriter est surtout et avant tout le témoignage sincère d'un artiste appliqué à faire briller son artisanat, là où l'album de 1994 allait donner corps au mythe.