L'oeuvre d'Ennio MORRICONE ne se prête pas à l'exercice de la compilation 'générique', c'est-à-dire celle animée par la volonté de couvrir l'ensemble d'une discographie. En effet, au cours de sa carrière, la musique du 'maestro' a mélangé maints courants artistiques, chacun lui permettant d'adopter un genre musical particulier. Une compilation 'générique' stictu sensu perturberait le confort d'écoute de l'auditeur obligé de supporter des ruptures de tons et de style 'incohérentes'.

Par conséquent, les pléthoriques compilations ayant inondé le marché n'ont eu d'autre choix que d'embrasser un angle d'approche partiel, les plus populaires se concentrant sur les 'tubes' consensuels (peu ou prou ses B.O de westerns spaghetti ou celles des films les plus célèbres auxquels il a collaboré, Il était une fois en Amérique, Mission, Le Professionnel, Cinema Paradiso pour n'en citer qu'un échantillon), les plus ambitieuses osant mettre en avant un style correspondant à l'une des nombreuses facettes du compositeur.

C'est de cette seconde catégorie que relève Crime & Dissonance parue en 2005 et conçue par le musicien Alan Bishop, entre autres membre fondateur du défunt groupe SUN CITY GIRLS et co-créateur des labels américains Abduction et Sublime Frequencies. De par son pedigree, Alan Bishop, qui défend une musique expérimentale, élabore cette compilation dans le pur esprit du fan éclairé, en portant son attention sur la facette la plus secrète du compositeur italien, en tout cas sa plus rugueuse car la plus dissonante. Cela en limite forcément l'audience. Pour bien apprécier Crime & Dissonance, plusieurs conditions sont nécessaires : être simplement ouvert d'esprit, les oreilles non formatées ; aimer suffisamment MORRICONE pour goûter 'les différentes cordes de son arc' ; être sensible à la musique atonale chère à Giorgi LIGETI ou Karlheinz STOCKAUSEN, voire Pierre SCHAEFFER ; être fan du Miles DAVIS des années 70 lorsqu'il pratiquait un jazz-rock fortement mâtiné de psychédélisme ou goûter les B.O des films d'horreur des mêmes années 70.
En guise d'avertissement comme de caution, John ZORN a apposé une préface au livret, lui qui n'a jamais caché l'influence qu'a pu exercer le 'maestro' sur sa musique, elle aussi puissamment aventureuse et donc difficile d'accès.

Bien de ses admirateurs pourraient situer l'acmée de la créativité d'Ennio MORRICONE durant la période qui va de 1969 à 1975, exactement le créneau choisi par Alan Bishop pour constituer le programme musical de cette compilation, soit 29 titres répartis sur deux galettes, tous composés, à deux exceptions près (L'attentat d'Yves Boisset et Le serpent d'Henri Verneuil), pour des films italiens. Ce double album délaisse volontairement les collaborations internationales du compositeur, sans doute parce que son concepteur estime que c'est dans son propre pays que 'le maestro' a pu laisser s'exprimer le plus librement sa sensibilité. Ce dernier reconnaît lui-même avoir investi ses travaux pour le cinéma comme un laboratoire d'expérimentation apte à nourrir son oeuvre personnelle, dite 'absolue', c'est-à-dire sa musique de concert totalement indépendante et non sous la tutelle d'un cinéaste lui imposant sa vision d'artiste.

Au début des années 70, parallèlement aux westerns italiens qui rencontrent un énorme succès populaire, sévit un autre genre se prêtant particulièrement à l'avant-gardisme et à l'expérimentation. Il s'agit du Giallo, thriller transalpin dont les ressorts obsessionnels jouent avec les vices chers au cinéma d'exploitation : sexualité déviante, traumatisme initial, frustration, pulsions, meurtres à l'arme blanche dont les femmes sont les sempiternelles victimes. Les cinéastes qui s'emparent des codes du Giallo conçoivent souvent leur mise en scène comme un champ d'expérimentation qui ajoute une dimension artistique à des films par ailleurs souvent triviaux, violents et détraqués. Dario Argento et Lucio Fulci en sont les figures parmi les plus iconiques, qui offrent une liberté totale à Ennio MORRICONE. Celui-ci, qui se sent encouragé à transgresser les codes de la musique au cinéma, ose un style âpre, tranchant, claustrophobe, obsessionnel, partiellement inspiré par les travaux de l'immense Bernard HERRMANN et profitant de la vague psychédélique imprégnant le jazz-rock de Miles DAVIS à cette époque*.

Il n'est pas étonnant par conséquent de trouver ici pas moins de 3 pistes extraites du fameux Una Lucertola Con la Pelle di Donna (alias Le venin de la peur)), le thriller le plus réputé de Lucio Fulci. Cette partition verse dans un rock psychédélique pour guitare crispée et piano déglingué, aux limites du free rock ("Giorno Di Notte"), s'éternisant sur des larsens plaintifs où le rock se dilue dans des climats jazzy schizophréniques ("Spiriti"), ou tissant une ambiance tendue tenue par une basse obsédante et des cordes pernicieuses, soit le modèle de toute musique 'à suspens'.

Quant à Dario Argento, il a fait appel à MORRICONE pour sa trilogie animale dont figurent ici 4 pistes extraites de L'Uccello Con Le Piume Di Cristallo (L'oiseau au plumage de cristal) et Il Gatto a Nove Code (Le chat à neuf queues). Ainsi, "Corsa Sui Tetti" pousse la démence à un degré difficilement dépassable, à coups de roulements de toms chaotiques, de claviers pulsionnels et de halètements féminins paroxystiques. Ne vous laissez pas endormir par l'apparente tranquillité de "Placcagio" que, sous une basse sournoise, transpercent des cris de hyènes et autres faunes nocturnes, provoquant l'emballement de cuivres incontrôlés et des geignements de cordes angoissées. Quant aux battements cardiaques et aux gémissements féminins totalement étranglés, n'allez pas croire qu'ils sont issus du film lui-même. Non, Ennio MORRICONE et ses musiciens les ont interprétés eux-mêmes, repoussant à un degré hallucinant les limites de la musique extradiégétique.

Les musiques des autres thrillers italiens présents dans cette sélection, non moins puissantes et inspirées, servent en revanche des films peu ou prou oubliés par l'histoire du cinéma et, si MORRICONE n'en avait pas signé la B.O, nul doute que leurs réalisateurs auraient rejoint les limbes de l'oubli. Ainsi, Giornata Nera Per L'Ariete livre deux pistes intéressantes, "Trafelato" et "Paura E Agressione" qui développent un style et une ambiance voisins des B.O de Lalo SCHIFRIN pour Dirty Harry. Quant à Gli Occhi Freddi Della Paura, sans doute la B.O la plus radicale de MORRICONE dans le registre du free jazz-rock, il nous livre 2 titres "Folle Folle" et "Seguita" qui peuvent sonner comme des modèles du genre, cousins spirituels du Bitches Brew de Miles DAVIS, quoique dans une tonalité plus sombre et menaçante.

Plus étonnant, Ennio MORRICONE a développé quelquefois ce style aux confins du jazz-rock et du psychédélisme pour des films relevant d'autres genres comme le récit criminel (Gli Intoccabili), le drame social ou psychologique (Un Bellisimo Novembre/Cuore Di Mamma) voire le documentaire poétique (Veruschka). Dans ce dernier film, Edda Dell'Orso livre une performance vocale de haute tenue, soutenue par des percussions exotiques très étranges, comme en témoigne la piste "Astratto 3", tandis que les claviers véloces, les cuivres expressifs et les cordes endiablées de "Le Fotografie" déploient un climat onirique aussi fascinant que de toute beauté.

Si le style musical parcouru dans cette compilation ne s'en tenait qu'à celui-ci, sombre et tétanisant, l'écoute en serait poussée jusqu'à l'asphyxie. Alan Bishop a donc eu le bon goût de sélectionner des titres moins radicaux, parfois d'une allure plus classique, sans pour autant dénaturer l'esprit aventureux et iconoclaste du compositeur. Cela permet d'aérer, d'enrichir le programme et de montrer la souplesse de l'art du compositeur capable de bâtir une pièce imposante sur la seule présence d'un orgue puissant et autoritaire ("Postludio Alla Terza Moglie") comme thème crédible de la figure effrayante de 'Barbe Bleue', capable également dans l'adaptation cinématographique de La Dame aux Camélias avec Isabelle Huppert de tisser le décor d'une fumerie d'opium grâce aux circonvolutions léthargiques du violon solitaire particulièrement décadent de "Fumeria d'Oppio".

Mais la meilleure pièce de ce programme se trouve indéniablement dans la piste "Titoli" extraite de la B.O de Un Uomo Da Rispettare, série noire de Michele Lupo avec Kirk Douglas dans sa période européenne (1972), dont le climat fataliste, d'une austère tristesse, est traduit avec un sens aigu de l'art dramatique par une trompette désespérée aux accents sublimes n'ayant rien à envier au maître Miles DAVIS. Par cette composition d'un feeling exceptionnel, magnifiée par les accords plaqués d'un piano à l'agonie et que soutiennent des cordes solennelles d'une sombre grandeur, le 'maestro' livre à n'en point douter l'un de ses chefs-d'oeuvres. Merci à Alan Bishop de l'avoir non seulement intégrée à sa compilation, lui offrant ainsi l'exposition qu'elle mérite et corrigeant l'ingratitude de son oubli, mais d'avoir su la placer en conclusion de la seconde galette, refermant Crime & Dissonance de la plus belle des manières. Cerise sur la gâteau, "Titoli" se dresse dignement du haut de ses 11 minutes dont pas une seule seconde ne peut être soupçonnée de remplissage. Du grand art !

Cette sélection est à réserver à l'auditeur éclairé de l'oeuvre protéiforme d'Ennio MORRICONE.

* Parallèlement à ses travaux pour le cinéma, Ennio MORRICONE est le co-fondateur du sextuor GRUPPO D'IMPROVVISAZIONE NUOVA CONSONANZA, formation de musique expérimentale au sein de laquelle le 'maestro' tient la trompette, son instrument d'étude à l'académie de musique romaine. Ce groupe est celui qui interprète la B.O de Gli Occhi Freddi Della Paura.