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Ennio MORRICONE - Ennio (2022)
Par MARCO STIVELL le 19 Décembre 2022          Consultée 1177 fois

Le film Ennio, semi-autobiographie d'Ennio MORRICONE, est sorti en France le 6 juillet (un anniversaire pas si triste du coup), cinq mois après l'horaire italien, et le jour même, il a atteint la 3ème place du classement. Fin septembre, il est encore joué en salles ! On parle certes de cinémas indépendants, d'un public plutôt discret et souvent réduit de moitié lors des dernières séances, mais tout de même, quel autre compositeur de BOs pourrait se voir ainsi considérer en s'octroyant même le facteur temps, y compris la durée du film elle-même (2 heures et demie) ? Plus simplement, quel autre compositeur de BOs pourrait penser, à la fin de sa vie, qu'il mérite un film pour lui tout seul ?

Peu de temps avant son départ (les gens comme lui ne 'meurent' pas) le 6 juillet 2020, Ennio MORRICONE passe devant la caméra, installée chez lui, de son vieil ami Giuseppe Tornatore, avec qui il a offert monts et merveilles au moment de Cinema Paradiso (1988) et La Légende du Pianiste sur l'Océan (1998), entre autres. Le début est formel : ce tic-tac de l'horloge entendu pendant le générique, sans autre son, est en réalité celui du métronome dans le salon, pour dire que la musique rythme la vie du maestro à chaque moment. Il entre humblement par une petite porte au fond, il s'arrête, s'étire, fait quelques pompes... Et ensuite, il ne quitte plus ou presque son fauteuil.

Outre la plus grande partie du film où MORRICONE s'exprime lui-même sur sa vie depuis les débuts, son oeuvre pas à pas, Tornatore s'insère lui-même avec modestie pour dire quelques mots au moment voulu, et aux côtés d'une foule de personnes invitées à faire de même. Ces commentateurs, pour certains décédés entretemps, sont de l'entourage musical d'Ennio (son 'rival' Boris PORENA, son ami 'siffleur' Alessandro Alessandroni, sa chanteuse fétiche Edda Dell'Orso), appartiennent à des artistes, chanteurs (Gianni MORANDI, ZUCCHERO présent très tardivement à la fin), musiciens (Gilda Buttà la pianiste sur l'océan) ou réalisateurs plus ou moins célèbres (les frères Taviani, Dario Argento, Bernardo Bertolucci), sans oublier Sergio Leone sur des images d'archives et présent autrement grâce à sa fille productrice, Raffaella. Encore, on ne parle là que d'Italiens, car il y a aussi tous les grands noms anglo-saxons divers : Clint Eastwood (le plus précieux !), John WILLIAMS, Hans ZIMMER, Quincy JONES, Terrence Mallick, Roland Joffé, Quentin Tarantino, Oliver Stone, Bruce SPRINGSTEEN, Pat METHENY, Paul Simonon (The CLASH), James Hetfield (METALLICA)...

Il est difficile de résumer en quelques mots tout ce que l'on voit et que l'on entend au cours de ces deux heures et demie passionnantes, parfois exigeantes pour monsieur-tout-le-monde avec du vocabulaire musicien académique (pour les premières années de la vie du maestro surtout), sans oublier un détail essentiel, ou au contraire, sans faire doublon avec tout ce qu'a déjà dit Aigle Blanc dans ses superbes chroniques et éditoriaux céans. S'il y a bien un film sur un compositeur de BO à voir, c'est celui-là et pas seulement parce qu'il est unique, mais parce que cela rejoint forcément l'admiration portée à MORRICONE, parce que c'est tout un pan inestimable de la musique du XXème siècle débordant sur le XXIème. Toute personne qui a dit un jour aimer cette ou ces musiques venant de lui en parlant de tel ou tel film, devrait voir Ennio. Et, comme il l'est précisé à la fin, durant les hommages de groupes rock dans les stades pendant les concerts ou ceux que le maestro donnait lui-même durant ses dernières années, il s'agit de foules entières.

Il a beau se dévoiler, MORRICONE restera une énigme, en tant que petit bonhomme à lunettes capable de composer pendant qu'il parle au téléphone, toujours en self-control bouillonnant, intériorisant tout et explosant à la moindre contrariété, comme le révèlent certains réalisateurs en parlant d'un moment de désaccord, ou alors disant carrément ne pas aimer la (belle) mélodie, pour minimiser le fait qu'il en a écrit souvent plus en un seul film que d'autres en une vie. Cette exigence lui viendrait de son père, trompettiste professionnel insatisfait qui l'a forcé à suivre sa voie plutôt que la médecine, et dont Ennio a porté le nom bien plus loin que de simples orchestres, altérant leur lien à jamais. Idem pour son mentor Goffredo PETRASSI, enseignant au conservatoire, qui le sous-estimait avant de devenir carrément jaloux de son succès au cinéma ; idem pour Boris PORENA, ancien camarade qui, à l'instar de tant d'autres, ne comprenait guère cette renommée avant d'y parvenir sur le tard et manifestement, Il Etait une Fois en Amérique, 1984, a été une clef.

Ce qu'Ennio a perdu avec les hommes, il l'a gagné avec sa femme Maria, son 'périmètre de sécurité' approuvant ses créations en s'effaçant volontairement, seule condition pour qu'il ne rejette point sa propre créativité (et nous tous, admirateurs, lui en sommes tout aussi reconnaissants). Et ensuite bien sûr avec les réalisateurs, mais pas avant d'avoir 'redressé' la firme RCA grâce à des arrangements novateurs pour des singles pop italiens (MORANDI, MINA) au cours des années 50-60. Nombre de tubes d'alors comportent sa verve et son amour alors récent pour la musique contemporaine avec l'ensemble NUOVA CONSONANZA ; une période très intéressante, quoique susceptible d'en 'perdre' plus d'un. Ennio MORRICONE était déjà une star en son pays avant de recroiser le chemin de Sergio Leone, ancien camarade d'école primaire. Et de là, tout le reste...

Ce documentaire est déjà un plaisir pour la rétrospective en soi, même si loin d'être exhaustive, avec carrément des 'oublis' majeurs comme "Chi Mai", musique célébrissime parce que celle du Professionnel. On peut comprendre qu'elle ait marqué les esprits, mais aussi que MORRICONE la renie pour sa facilité, son omniprésence dans le film avec Belmondo ! Et ensuite, un plaisir pour la richesse en anecdotes. On nous apprend (éventuellement) qu'au début des années 70, Leone a empêché son compositeur fétiche de collaborer avec Stanley Kubrick pour Orange Mécanique en prétextant qu'ils travaillaient sur Il Etait une Fois la Révolution, alors qu'ils avaient déjà terminé. Bien sûr, Kubrick, vexé, n'est jamais revenu. Le seul grand regret d'Ennio !
Pour Une Poignée de Dollars, le combat final, Leone voulait une musique préexistante dans Rio Bravo, mais MORRICONE s'est battu pour son propre solo de trompette magistral... qu'il avait déjà lui-même utilisé pour un slow pop ! Idem plus tard avec Elio Petri et Enquête Sur un Citoyen Au-Dessus de Tout Soupçon dont la musique définitive au moment de l'intro fait grandement le sel.

MORRICONE dit que son plus grand défi a été la musique du Clan des Siciliens. SPRINGSTEEN dit que Le Bon, la Brute et le Truand, sa 'porte d'entrée', a aussi été le seul film dont il est allé acheter directement le disque de la BO à la sortie du cinéma. Tarantino s'est battu pour l'avoir pour un film, chose qui s'est produite avec les Huit Salopards en 2015, mais au lieu de reprendre l'esprit western, Ennio lui a servi une musique inattendue, une symphonie académique. Autant de détails qui se baladent au gré du temps et des intervenants, entre la course folle de l'écriture (pas loin de 20 films sur chaque année comprise entre 1969 et 71 !), les expériences diverses (voire expérimentations, y compris les premières minutes de Il Etait une Fois dans l'Ouest : de la pure musique concrète !), le succès continuel malgré des Oscars souvent manqués par snobisme (il en a eu un pour sa carrière, et un pour le Tarantino) et les remarques pertinentes concernant l'intéressé :

"Géographies musicales". Avant 1964, personne n'avait écrit de musique aussi lyrique pour du western. / Plus il étouffe la mélodie, plus elle ressort. / C'est un psychologue, pour réussir à s'entendre avec tant de personnalités différentes, si tourmentées. Et, de la part de Raffaella Leone sur Il Etait une Fois en Amérique, chef-d'oeuvre parmi les chefs-d'oeuvres, la très simple formule c'est le dialogue du film en parlant de la musique. Outre la flûte de pan, le premier thème nostalgique au piano et ensuite celui de Déborah aux cordes donnent ici des larmes à qui les a déjà mille fois entendus (tout comme "Once Upon a Time in the West" avec Edda Dell'Orso qui la vit 'pleinement'). Un des rares regrets de ce film d'ailleurs, qu'il n'y ait pas plus de moments avec Ennio seul au piano, jouant voire fredonnant ses propres thèmes : il le fait pour "The Good, the Bad & the Ugly" et son cri de coyote (preuve que même s'il 'renie' les westerns, ils exprimaient la part de gamin en lui qui ne demande qu'à s'exprimer spontanément, avec les excès nécessaires pour son charme), pour le thème de Déborah également. Mais en fait, cela méritait carrément un concert !

Tornatore ne campe pas simplement le film dans le salon de MORRICONE, ne le limite pas non plus à la simple insertion d'images d'archives. Certains moments forts de réalisation résident au début, quand le maestro mime la direction d'orchestre pendant ses exercices et que nous sommes transportés en plein concert. Un procédé repris ensuite, à partir des films cette fois, notamment pour les hymnes en chansons comme pour l'ode à la liberté "Aboliçao", "Here's to You" de Sacco & Vanzetti, et la superposition des thèmes principaux de The Mission, époustouflante bien qu'excessive. Simple et efficace en terme de procédé ; humble en fait, tout à l'image du 'petit bonhomme à lunettes' qui a eu de son vivant la reconnaissance véritable que des BACH, des MOZART, des BEETHOVEN n'ont, eux, reçu que plus tard.

Après l'ensemble de cette vie contée, après tant de merveilles distillées en notes film après film, MORRICONE l'instinctif, MORRICONE le prolifique conclut en nous parlant de la portée blanche, angoisse perpétuelle du compositeur comme la page pour l'écrivain, et de la sempiternelle question "Que va-t-on y trouver ?" dans cette partition, en regardant la caméra fixement, redevenant l'énigme qu'il a toujours été, effacé derrière son Oeuvre, avec une majuscule. Que peut-on ajouter à cela ? Rien, on écoute, on regarde à nouveau.

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