L'ample palette musicale d'Ennio MORRICONE inclut notamment le champ 'plus traditionnel' de la chanson. N'oublions pas que son poste d'arrangeur au sein de la branche italienne de RCA, au cours des années soixante, lui a offert un terrain d'expérimentation très intéressant dans le cadre de la chanson populaire, que son entrée dans le monde du cinéma n'a pas fait totalement disparaître.
En effet, dès 1963, ses premières bandes originales de Westerns italiens contiennent des chansons telles "A Gringo Like Me" (extraite du film Duello Nel Texas, 1963) qui inaugure la présente compilation) et "Lonesome Billy" (de Le pistole non Discutono, 1965), toutes deux interprétées par le chanteur américain Pete Tevis, auxquelle s'adjoint "The Return of Ringo" (Il Ritorno di Ringo) chantée par Maurizio Graf, chacune ayant bénéficié en son temps d'une édition 45-tours.
Propriétaire depuis 2011 du catalogue de CAM, premier label italien qui se soit spécialisé dans les bandes originales de films, CAM SUGAR édite en 2023 Morricone Segretto Songbook qui peut être considéré comme le deuxième volet d'une série entreprise depuis Morricone Secret (2020, chroniqué en ces colonnes). Il s'agit cette fois d'une compilation thématique focalisée sur les chansons émaillant la carrière du 'Maestro'. Comme le précédent volet, l'objectif principal consiste à jeter un éclairage sur une facette 'moins connue' du génie morriconien.
La présente sélection exclut délibérément les nombreuses adaptations a posteriori des thèmes de MORRICONE qu'ont chantées de grands artistes populaires tels Charles AZNAVOUR, DALIDA, Mireille MATHIEU, George MOUSTAKI, STING ou Andrea BOCCELLI, le but étant de privilégier les créations personnelles du compositeur romain, autant de chansons, dès le départ, conçues, arrangées et quelquefois dirigées par ses soins, quand ce n'est par son chef-d'orchestre attitré, Bruno Nicolai. Le présent programme écarte également les thèmes 'sifflés' ou simplement 'vocalisés' comme ceux interprétés par Edda Dell'Orso dans les films de Sergio Leone.

Morricone Segretto Songbook souffre principalement d'une ligne éditoriale assez bancale : les deux compilateurs Pier Paolo De Sanctis et Andrea Fabrizzi sont à l'origine d'une sélection qui laisse de côté les chansons les plus célèbres, notamment l'épique "La Ballade de Sacco & Vanzetti" aux trois volets totalisant 16 minutes, et qu'interprétait admirablement Joan BAEZ dans le film éponyme. Autre réussite éclatante, "La Ballade de Hank McCain", elle aussi en trois parties intensément interprétées par le chanteur Jackie Lynton, brille par son absence. De même, pourquoi avoir négligé la superbe "Ancora Qui", écrite et composée pour le Django Unchained de Quentin Tarantino, et que magnifiait le chant sublime d'Elisa Toffoli, l'une des plus belles performances vocales qu'il m'ait été donné d'entendre de récente mémoire? Par ses oublis commerciaux 'volontaires', le présent disque ne saurait prétendre initier les novices curieux de découvrir l'art de chansonnier de MORRICONE.
Cela ne constituerait pas un préjudice trop dommageable si le public visé était celui des adeptes éclairés de l'oeuvre du 'Maestro'. Or, le label allemand Bear Family Records avait édité, en 1998, une compilation intitulée Canto Morricone qui, en 3 volumes, rassemblait lesdites chansons de manière autrement plus exhaustive, et qui reste pour les complétistes une bien meilleure référence.
La volonté de privilégier des oeuvres beaucoup moins connues condamne donc ce programme à l'élitisme, risquant de ne pas rencontrer son public.

Il ne s'agit pas pour autant de disqualifier cette compilation 'aventureuse' qui contient son lot de curiosités et de belles réussites. Couvrant l'une des périodes les plus créatives du compositeur romain, de 1963 à 1973, elle privilégie les titres flirtant avec la fin des années soixante, peu ou prou une époque où Ennio n'était pas encore totalement le MORRICONE de renommée internationale aux plusieurs centaines de bandes originales signées de son patronyme.
Le programme retrace bien le bouillonnement artistique de ces années 'dorées', notamment en honorant l'ample palette musicale de l'artiste. Du pastiche de la Country que constitue "A Gringo Like Me" (extrait de Duello Nel Texas-1963) à la pop psychédélique de "Splash" (extraite de Partner-1968) et de "Pioggia Sul Tuo Viso" (Come Imparai ad Amare le donne-1966), en passant par la romance nostalgique de "Solo Nostalgia" et à la ballade sentimentale "Una Stanza Vuota" (Svegliate e Uccidi-1966), Ennio MORRICONE fait presque mouche à chaque fois, réussissant avec une aisance confondante à transcender les divers styles parcourus selon les besoins des films auxquels il collabore.
Il exploite judicieusement les possibilités vocales de ses interprètes qu'il n'hésite jamais à pousser jusqu'à leurs limites lorsqu'ils les en sent capables. La chanteuse Christy est ainsi au bord de l'asphyxie quand elle interprète "Man For Me" (OK. Connery.-1967), chanson exigeant une technique respiratoire infaillible, et titre qui n'aurait pas du tout dépareillé dans un des génériques sophistiqués de la saga James Bond.
Le programme n'oublie pas non plus l'habileté étonnante du Maestro quand il s'adonne aux langueurs sensuelles de la Bossa Nova, comme en témoignent "Metti una Sera a Cena" (du film éponyme de 1969) et "Nuvole" (La voglia Matta-1962).
Parfois, certaines chansons 'inclassables' nous laissent bouche-bée : elles ne ressemblent à rien de connu, si ce n'est à du MORRICONE. Ainsi, les choeurs 'enfantins' perturbants de l'étrange et ironique "Luce Chiara Per Vergine 'curve oscure'" (Quando l'Amore è Sensualita-1973), soutenus par les messes basses de la soprano Edda Dell'Orso, semblent préparer le terrain à la B.O 'satanique' d'Il Sorriso Del Grande Tentatore) sortie l'année suivante, en 1974.
Et que dire de l'étourdissante cantate "Cannibal" extraite du film de Liliana Cavani I Cannibali de 1969, si ce n'est qu'il s'agit d'une des compositions les plus puissantes d'Ennio. Le choeur s'en donne à coeur joie, dans une tonalité tribale d'une fascinante autant qu'inquiétante singularité?

Bien que les films dont sont issues les chansons de la présente compilation soient pour la plupart des plus obscurs, la couleur générale de ce programme évite toujours l'élitisme car MORRICONE épouse plusieurs styles populaires comme la pop, le jazz, le gospel, la folk, la country, l'easy listening, la romance sentimentale. L'auditeur peut donc toujours raccrocher un wagon, même si tout n'est pas également de taille à le séduire ou le toucher.
Morricone Segretto Songbook s'adresse cependant plutôt à un public éclairé sur l'oeuvre du compositeur, qui en savourera l'éclectisme au diapason de la réussite insolente de l'artiste, quel que soit le genre abordé.