AVERTISSEMENT : cette chronique de bande originale de film est également susceptible de contenir des révélations sur le film

Les chefs-d'oeuvre du cinéma ne sont pas obligatoirement servis par une musique inoubliable. A l'inverse, de très belles musiques servent des films médiocres que la postérité n'a pas honorés. Dans sa mirifique carrière, Ennio MORRICONE a mis son talent dans des projets quelquefois insipides voire mauvais. Mais ses compositions sonnent souvent mieux que l'oeuvre qu'elles accompagnent.
Le Foto Proibite di una Signora Per Bene appartient à la catégorie des films de genre, le giallo en l'occurrence qui a connu durant les 70's un très gros succès en Italie et en Europe (la France en particulier). Les gialli évoluaient à mi-chemin du futur slasher et du thriller érotique voire fétichiste. Comme le western spaghetti, le giallo a inondé les écrans européens pendant près de huit ans jusqu'à devenir sa propre caricature, jusqu'à se bouffer lui-même au fil d'une production pléthorique de navets d'un kitsch aujourd'hui cultissime.

Si le film à l'origine de cette B.O a disparu des écrans radar depuis des lustres (Je ne suis même pas sûr qu'il en existe une édition DVD, encore moins Blue Ray), en revanche, le score du maestro bénéficie depuis 1999 d'une superbe édition chez l'excellentissime label italien Dagored (l'El Dorado de tout fan de B.O italiennes des 70's). Il semble même que la partition de MORRICONE n'ait jamais été commercialisée à l'époque de la sortie du film de Luciano Ercoli en 1970. Cette édition tardive donc n'est que justice rendue tant la présente B.O regorge de tout ce qui rend indispensables les musiques du maestro entre 1968 et 1975, l'âge d'or de sa carrière.

Les gialli donnent l'occasion au compositeur italien de laisser libre-court à son penchant pour le jazz expérimental ou psychédélique. Ses partitions pour L'oiseau au Plumage de Cristal et Le Chat à Neuf Queues (deux films de Dario Argento) sont dans les mémoires des adeptes de ce style avant-gardiste. Mais leur radicalité avait de quoi décontenancer voire irriter les oreilles 'chastes'. Le Foto Proibite di una Signora Per Bene offre un visage plus abordable, du moins en apparence. En effet, Ennio MORRICONE explore ici deux veines inhérentes au giallo : le thriller sanglant et tout ce qu'il induit d'atmosphère délétère viciée, claustrophobique ; et la description d'une sorte de Jet-Set représentée ici par des compositions orientées vers le swing, la pop et l'exotisme.
Cette schizophrénie musicale, contre toute attente, débouche sur une greffe étonnamment réussie tant le maestro excelle dans les deux registres.

La veine légère du score est représentée par les pistes 1,3,5,6 et 9. Le titre éponyme qui ouvre l'album, et le film probablement, nous invite à une délicieuse ballade pop chaloupée comme une bossa nova. Les instruments (claviers, batterie, cordes et trompette) s'harmonisent admirablement pour former une mélodie ensoleillée dans le style lounge. Les vocalises de la sublime Edda Dell'Orso y brillent encore une fois d'une exquise sensualité. Une excellente chanson. "Amore Come Dolore" quant à elle déploie un thème envoûtant à la mélancolie délicate. Claviers, trompette et cordes (on ne change pas une formule gagnante) y distillent un climat tempéré d'une remarquable douceur qu'un leitmotiv de 8 notes au piano rend terriblement addictif. La composition est si belle que l'absence d'Edda Dell'Orso ne se fait jamais sentir.
Changement de cap et de rythme avec "Allegretto Per Signora" et "Intermezzino Pop", deux titres pop au swing imparable qui nous renvoient à la grande époque des années 70 débutantes. Rien n'y manque : la batterie balancée, des accords de guitare électrique aux relents psychédéliques en passant par l'énergie sautillante d'un orgue électrique. Ces deux compositions, dans leur perfection formelle, semblent même un poil caricaturales. Ennio MORRICONE s'y amuse sans-doute à pasticher la musique des jeunes de son époque. Le temps écoulé leur confère même une sorte de patine gorgée de nostalgie. "Intermezzino Pop" est repris dans la face B dans une version abrégée qui ne propose malheureusement aucune variation.

Les pistes 2, 4, 7, 8, 10 et 11, en revanche, explorent la veine expérimentale qu'affectionne tant MORRICONE au sein de sa formation Il Gruppo d'Improvvisazione Nuova Consonanza. Une basse menaçante qui se laisse aller parfois à des syncopes vrombissantes ("Qui Ci Scappa Il Morto"), des claviers scintillants aux stridences ultra métalliques ("Cadutta Nell'Inconscio" et "Bella, Cara, Dolce, Buona Mogliettina"), des coups d'archet de violon anxiogènes, des étouffements de trompette bouchée, des cordes pincées dissonantes ("Nel Vuoto"), tout est réuni pour susciter un sentiment d'angoisse. Mais au-delà de l'exercice vain que peut sembler la musique contemporaine, MORRICONE explore dans ces pistes avec beaucoup de bonheur les textures et les timbres jusqu'à dessiner la plupart du temps un univers obsessionnel qu'il n'est pas interdit de trouver fascinant. Ces improvisations n'ont pas vieilli d'un pouce en tout cas et conservent aujourd'hui encore leur puissance expressive.

Il s'agit à nouveau d'une partition musicale essentielle du maestro que tout fan se doit de posséder dans sa discothèque personnelle.