Fin 67, Frank Zappa fait sa première infidélité aux Mothers of invention en commettant un album en solitaire. Le disque paraîtra d’ailleurs sous son véritable nom, Francis Vincent Zappa, soulignant par là le caractère très personnel de l’œuvre. Avec Lumpy Gravy, Zappa entreprend sa première incursion sans la musique contemporaine et propose un travail exclusivement basé sur le collage. Lumpy Gravy fait la part belle aux techniques studio alors en pleine explosion dans la musique rock, et exploite à fond les ressources du 8 pistes. Le guitariste y parfait sa maîtrise des traitements sur bande magnétique qu’il réutilisera sur les albums suivants (« We’re only in it for the money » ou « Uncle meat » notamment).

Aux premières écoutes, Lumpy Gravy évoque un patchwork anarchique, impression qui persistera longtemps après le premier contact. Le disque puise sa force dans les contrastes et la confrontation de sources sonores antagonistes, un film dont les séquences auraient été remontées dans un ordre arbitraire : musique contemporaine, conversations, théâtres, jingles, bruitages, extraits radiophoniques ou télévisés, récitations, ou encore séances de psychanalyse…c’est toute une comédie humaine qui se joue devant nos yeux en une demi heure. Lumpy Gravy se veut le second volet d’une trilogie décryptant la civilisation occidentale moderne (après « We’re only in it for the money »), laquelle trouvera son achèvement en 1993 avec l’album posthume « Civilization phase III ».

Lumpy Gravy est un théâtre grouillant où une multitude de petites vies prennent chair par leurs mots, leur rires, leurs cris ou leurs pleurs, et sont renvoyées à leur insignifiance par les effets burlesques des traitements qu’elles subissent. Le recours fréquent à l’accélération des bandes aboutit à des effets sur les timbres très amusants (l’orchestre et les percussions) et contribuent à créer ce climat comique décrit plus haut.

L’album met également en évidence cette fameuse « continuité conceptuelle » dont Zappa se réclamera sans relâche : un fil conducteur, tantôt évident, tantôt subtil, qui lie chaque album aux précédents et aux suivants : des passages orchestraux de « We’re only in it for the money » (parut après mais enregistré avant), le thème de King King sur l’ « Uncle meat » à venir, ainsi que « Oh No » qui réapparaîtra trois ans plus tard.
Trop de contrastes tue le contraste, diront ses détracteurs, et il est vrai que ces 30 minutes de musique ont de quoi déstabiliser l’auditeur qui se retrouve perdu au bout de quelques minutes.
Véritable délire surréaliste, Lumpy Gravy est un des disques les plus abscons et les plus inabordables du barbu. Un très bon album dans l’absolu, mais pour Zappaophages uniquement.