En Octobre 1968, Frank Zappa et les Mothers entreprennent l’enregistrement de l’une de leur prestation au Royal Festival Hall de Londres. Désireux de pousser dans ses retranchements l’idée même de « concert », le facétieux moustachu décide de mettre sur pied une vaste comédie musico-théâtrale avec comme ligne directrice, je vous le donne en mille : le progrès. Recrutant au passage une poignée de musiciens de l’orchestre symphonique de la BBC, il distribue les rôles à ses comédiens et créer « in vitro » un choc culturel séparant – je vous la fait courte – traditionnels et expérimentaux. Le groupe enchaînera avec ses incontournables, qu’ils soient déjà sortis ou encore en gestation.

Baptisé « Ahead of their Time », l’édition CD, sortie en 1993, propose donc trente minutes de créativité débridée entre Rock et musique Contemporaine et trente minutes de Jazz-Rock puissant et ultra-inspiré. Un témoin venu d’un autre temps. L’amoureux de la première période des Mothers of Invention a trouvé sa messe.

Humour et satire, intelligence et créativité, expérimental et morceaux travaillés, tout y est. La première partie est très inégale. Les dialogues entre les personnages succèdent aux passages instrumentaux. Le groupe réalise ce qui pourrait s’apparenter à un « making-of » d’un de leurs albums, ça tâtonne, ça recherche, ça fouine et surtout, ça trouve. Entre les rires du public, des éclats de génie, un Ian Underwood debussyste (« Holiday In Berlin »), un clin d’œil à Stravinsky (« Undaunted, the Band Plans On ») ainsi qu’à la dodécaphonie de Schönenberg… la liste est longue.

Puis, la parole laisse place à la musique, la seconde partie est monobloc, et va crescendo dans l’excellence. Les mélodies, d’abord enjouées et entraînantes (« Spleeping ic a Jar », « Let’s Make the Water Turn Black ») se métamorphose en une course ininterrompue dont le final « Oh No » / « The Orange County Lumber Truck » en signe l’apogée. Un extrait de ce dernier servira de piste à Weasels Ripped My Flesh.

Cher à son statut de chef d’orchestre, Zappa tire les ficelles de cette pièce, autant compositeur que metteur en scène ou même acteur. C’est un chimiste génial qui sait comment combiner les éléments pour créer des réactions en chaîne, un maître de la théorie et de la pratique.

Si je ne devais faire qu’un reproche à Ahead of Their Time, ce serait sur l’absence de solo de guitare sur « King Kong ». La version de Color Me Pop (enregistrée par le groupe quasiment la même semaine) jouit d’une interprétation plus débridée et s’avère un brin supérieure. Malgré cela, force est de constater que ce live est probablement le meilleur témoignage de la folie créatrice des Mothers et de la puissance qu’ils pouvaient développer sur scène. Leur Alpha et leur Omega. Un anthologique dépassement du système diatonique. Un trésor absolu.