Certains disques mineurs possèdent une cote sympathie exceptionnelle : on en attend si peu que leurs quelques qualités suffisent à en occulter leurs insuffisances. Dans la discographie de Frank Zappa, « Cruising with Ruben and the jet » fait figure de petit garçon sage, le disque qu’on aime bien, l’ami sans prétention qu’on ne peut ni détester ni snober, et à qui on dit d’une petite tappe dans le dos : sacré toi !
Ce recueil exploite à fond la veine pastiche en ne proposant que des chansons de doo wop. Un album parodique donc, même si Zappa prétendra y utiliser la musique des années cinquante de la même manière que Stravinsky utilisait la base classique de Bach et Mozart. Authentique entreprise d’investigation ou nouvelle facétie du barbichu ? Même si je penche pour la seconde proposition, « Cruising » est un disque très agréable et il tient déjà là toute sa légitimité.
Tout amateur de mythologie Zappienne se délectera du livret : une fiche coiffure en forme de bande dessinée, une méthode d’apprentissage du bop et une photo jaunie de Frank jeune homme, vraisemblablement prise à la fin des années cinquante, peu de temps après son séjour sous les drapeaux, le tout emballé dans un packaging rose bonbon du meilleur goût.
Ce disque fut commercialisé sous le seul nom des « Ruben & the jets », stratagème destiné à diffuser les Mothers à la radio comme le confie Ruben Sano sur la pochette.
Tous ces petits bonbons sucrés s’écoutent avec un plaisir inaltéré. Coté musique, c’est du couplet/refrain plié en trois minutes, chaque instrument étant réemployé dans son contexte d’époque. Entre slows langoureux et twists endiablés, la voix niaise et nasillarde de Ray Collins excelle dans un registre où la mièvrerie est portée en critère de qualité absolue. Les parties de basses et de batteries furent remixées en 1984, ce qui aurait dû en tuer la charmante patine, mais c’était sans compter sur la science du remixage du maître : au kitch de l’enregistrement original s’ajoute désormais le kitch des années 80 ; contrebasse proprette et grosses caisses bien grasses. Une réactualisation du son, tant au niveau de la forme que du fond : la ringardise est un art qui se maîtrise et qui se doit d’être remise au goût du jour.
« Cruising » nous replonge avec bonheur dans une époque insouciante où la jeunesse américaine occupait ses week end en dragues gentillettes et en flirts éphémères. Un disque qui fleure bon la limonade et les jeunes filles en socquettes blanches. Derrière sa légèreté et sa bonne humeur, le disque cache néanmoins une troublante tristesse. Un regard nostalgique sur une époque et ses adolescents, non dénuée d’une certaine tendresse. Un disque cher à Zappa, ne serait-ce que pour cela. Beaucoup plus à creuser qu’il n’y paraît en tout cas. Un charme désuet, indéniablement.