Je vous ai déjà raconté non ? Nous avons tous une histoire avec ces albums découverts au cours de notre jeunesse, ces années formatrices qui constituent le fondement de nos goûts musicaux. Avec SCORPIONS, groupe pour lequel vous le savez sans doute, je nourris une affection toute particulière, mon histoire est somme toute singulière. Nous sommes en 1996, et je suis en cinquième, dans la classe d'anglais de Mr Bayet. Lundi matin, je lui remets un exercice qu'il nous avait commandé pour le weekend : rédiger, dans la langue de Shakespeare bien entendu, un exposé sur le sujet de notre choix. Naturellement, j'avais décidé d'évoquer l'histoire de ce groupe fraîchement découvert par l'entremise de l'album Crazy World, dans ce papelard de jeunesse. J'allais commettre une erreur cependant, puisque, d'après mes recherches décidément bien incomplètes, le groupe avait débuté sa carrière en 1979 avec l'album Lovedrive. Je ne me rappelle plus de la note obtenue, mais ce dont je me rappelle, c'est que le lundi suivant, en même temps que le corrigé, mon professeur me tendit une pile de CDs. "Pour parfaire ta culture". Il y avait là des pochettes d'albums que je ne connaissais pas, ornées du logo de ce groupe que je pensais pourtant maîtriser sur le bout des doigts : tous les albums du groupe enregistrés avant 1979. "Pour parfaire ta culture", furent les mots de Mr Bayet.

Xavier Lelièvre est de ma génération. Un mec plus si jeune qui, comme moi, a certainement écouté jusqu'à l'usure ces albums exceptionnels qui constituent le socle des années formatrices de SCORPIONS. Fly To The Rainbow, Virgin Killer, Taken By Force, le monumental live Tokyo Tapes et puis, pour compléter ce quintet flamboyant, l'irrésistible In Trance. Je vous avoue que je m'identifie à ce Xavier, puisque nous avons tous deux ressenti le besoin de faire vivre le patrimoine essentiel des allemands sur papier, et de tenter de la propager en France, un pays dont les œillères l'empêche souvent de voir plus loin que les succès radiophoniques du groupe. Pour votre humble serviteur, le plaisir de proposer les premières biographies du groupe en langue française (50 Ans Dans l'Œil du Cyclone, en 2016, L'Intégrale en 367 Piqûres, en 2020) et donner la parole aux artisans de son succès (En Parlant des Scorpions avec Herman Rarebell, en 2017, Piqûres de Rappel avec Rudy Lenners, en 2023). Pour Xavier, titulaire d'un master de recherche en musicologie, ses premiers pas d'auteurs l'emmènent tout d'abord du côté du répertoire de Daniel Johnston, qu'il analyse pour Camion Blanc en 2017, ses pas l'ont ensuite emmené vers l'étude des musiques actuelles, puis vers la rédaction du site Radio Metal, par le biais duquel il a publié en début d'année un fanzine commémorant les 40 ans de l'essentiel album Love At First Sting de qui vous savez.

Mais pour les 50 ans d'In Trance, Xavier Lelièvre a vu plus grand. C'est en effet un livre qu'il publie pour évoquer par le menu cet album orné de la pochette au fameux "sein fantôme" (l'anecdote et les détails de cette première d'une longue série de censures vous est naturellement racontée dans le livre). Préfacé de manière touchante par Frédéric Leclerq (bassiste notamment au sein de DRAGONFORCE puis KREATOR), le bouquin voit Xavier mettre les choses au clair d'entrée, puisqu'il déclare dès la première page que SCORPIONS est le "plus grand groupe de rock allemand de l’Histoire de la musique toutes catégories confondues". L'auteur est partisan, est c'est tant mieux, car cet album le mérite. De manière exhaustive, avec une écriture passionnée, Xavier Lelièvre entreprend de disséquer l'album, son contexte, à l'aide de propos recueillis de première main auprès de Dieter Dierks, producteur emblématique du groupe, et des musiciens Uli Jon Roth et Rudy Lenners, qui ont laissé leur empreinte sur ce formidable album. Ce dernier, au détour d'une conversation par ailleurs marquée essentiellement par des bons souvenirs, explique par exemple que le morceau "In Trance" a été enregistré dans la douleur, l'ensemble du groupe souffrant lors des sessions d'une tourista carabinée. Protégé derrière la console, Dieter Dierks continuait, pendant ce temps-là, de pousser le groupe dans ses derniers retranchements.

Après une description intéressante des morceaux qui constituent l'album, l'auteur évoque ensuite les particularités de sa conception et d'écriture, avec cette hydre à deux têtes, constituée d'un côté du duo Schenker / Meine, portés par une soif du riff, et de l'autre par Uli Jon Roth, dont les envolées hendrixiennes sont le sel de cet album. Au détour d'un chapitre, la parole est laissée à Dieter Dierks, qui déclare à propos de ses anciens protégés : "Je respecte ce qu’ils ont fait, je comprends qu’ils avaient envie d’essayer différentes directions. Mais je pense que notre combinaison était de loin la meilleure."

Accordant un chapitre à chacun des musiciens interviewés, Uli Jon Roth et Rudy Lenners, Xavier Lelièvre prend également le soin d'éclaircir l'épisode "The Hunters", du nom sous lequel les SCORPIONS enregistrent deux reprises en langue allemande du groupe SWEET avant de se rendre en studio. Un chapitre particulièrement intéressant.

Et puis, volontairement exhaustif, l'auteur propose une liste complète des concerts donnés par le groupe en soutien à leur nouvel album, témoignage de la frénésie folle qui régnait alors. Agréablement écrit, ponctué d'anecdotes savoureuses, l'ouvrage se lit rapidement et avec grand plaisir. Son dernier tiers, consacré à la retranscription intégrale des interviews accordées à l'auteur par Dieter Dierks, Uli Jon Roth et Rudy Lenners, comblera à n'en pas douter ceux qui, désireux d'en savoir plus sur cette époque où tout était à faire, nourrissent le désir de savoir ce qu'il y a sous le capot de ce troisième album des SCORPIONS. Enfin, Xavier Lelièvre propose, comme une conclusion, une retranscription des paroles des morceaux de l'album, ainsi que leur traduction en Français. Une véritable plus-value pour les non-anglophones. Au final, un livre pertinent, intéressant de la première à la dernière ligne, qui s'impose de lui-même comme un délicieux moyen de se replonger dans la jeunesse des SCORPIONS, et de célébrer cet album essentiel du hard rock européen des années 70.

Xavier Lelièvre
Scorpions - In Trance : Anatomie venimeuse d’un culte
156 pages
20€

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