Ai-je déjà dit que 1974 est une année fabuleuse ? En voici encore un exemple. Red illustre parfaitement le problème des albums de transition par rapport aux albums travaillés. J'ai souvent l'impression que les gens sont un peu réservés sur celui-ci par rapport à Larks' Tongues in Aspic et Starless and Bible Black. Ces deux-là sont plus audacieux, plus expérimentaux, peut-être plus diversifiés mais en contrepartie on sent de la dispersion et la qualité du son n'est pas optimale. Pour Red, les rangs du groupe se sont éclaircis et il ne reste que la base rock essentielle, on voit poindre la mort naturelle du groupe et ils sortent donc ce dernier opus, beaucoup plus stable que les précédents.

Comment dire... j'ai déjà entendu des centaines de disques de rock et il y a toujours une série de petits détails qui éloignent de la perfection, même dans les œuvres que je préfère. Mais pas ici. Dans Red, je n'ai jamais pu trouver une note que ne soit pas à sa place, ni une faute de goût, ni même un problème de production. La seule chose que je trouve discutable est le fading de « Fallen Angel », vraiment pas de quoi le faire descendre de son piédestal. Dans tout ça, je donne une mention spéciale à Bill Bruford, qui réalise ici la meilleure performance de batteur que je connaisse. Ce n'est pas tant la virtuosité que la simple pertinence de son jeu qui m'impressionne. Enfin, s'il ne s'agit pas d'un album de transition, le style n'est pas figé pour autant, on trouve des éléments de jazz et de musique contemporaine, faisant de Red une fusion inclassable bien au-delà d'un simple rock progressif.

Ensuite, évidemment, il faut aimer une musique aussi sombre, aussi brute. On peut aussi trouver certains passages exagérément simples, comme la section centrale de « Starless », mais il m'a toujours paru évident que c'est intentionnel, Fripp voulant mettre l'accent sur la vanité de nos vies. Il faut dire qu'il passait par une crise existentielle pas piquée des vers, il promettait l'apocalypse pour les années qui allaient suivre. Moi-même, je n'ai pas si souvent envie de me plonger dans cette noirceur, c'est à chaque fois un voyage dont on ne sort pas intact. A la fois l'ambiance et la perfection m'empêchent d'ailleurs immanquablement d'écouter quoi que ce soit d'autre juste après. Tout ça pour dire que je considère donc Red comme le meilleur King Crimson et même une des meilleurs œuvres musicales que j'aie eu l'occasion d'entendre.