AVERTISSEMENT : cette chronique de bande originale de film est également susceptible de contenir des révélations sur le film

C’est dans Le mauvais démiurge qu’Emil Cioran, formidable moraliste du XXème siècle, théorise à sa façon désespérée et souvent hilarante la fin du christianisme. Derrière ses saillies iconoclastes, il développe une idée intéressante, celle que le christianisme ne peut que disparaître, puisqu’il a perdu une grande part de son intolérance. Et que c’est cette intolérance même qui fit sa force, y compris et surtout dans ses pires excès.
A lire ces lignes aujourd’hui, on ne peut qu’être tenté de généraliser l’idée à l’ensemble des religions monothéistes, et même à tous les systèmes de pensée, intolérants par nature, fermés à la différence par réflexe identitaire d’auto-défense. Car oui, c’est en rejetant ceux qui pensent autrement que l’on préserve les dogmes, quels qu’ils soient, et donc le pouvoir de ceux qui les défendent et les manipulent.

Ajoutons que les religions monothéistes sont généralement assorties d’une myriade d’injonctions et d’interdictions, notamment autour de la sexualité. Bien évidemment, leur premier ennemi est celle des femmes, dont la négation du désir – sans parler du plaisir ! – est un des moyens les plus anciens imaginés par les hommes pour assoir leur autorité.
En la matière, le Livre du Lévitique, qu’on l’associe à la Bible ou à la Torah, est un sommet : c’est une liste d’interdits mêlant le sanitaire, le social et la morale dans un étonnant fatras. Que l’on prévienne les maladies vénériennes, c’est bien ; que l’on prohibe l’inceste sous toutes ses formes, c’est parfait ; mais que l’on mette sur le même plan et du coup interdise les relations sexuelles pendant les règles ou l’homosexualité masculine, cela semble relever davantage du contrôle social que d’autre chose, non ?
Que les croyants pardonnent mon peu d’enthousiasme à l’égard des religions ! Le scepticisme est mon seul credo*.

Trembling Before G-d est un documentaire de Simcha DuBowski. Le film est directement lié au Livre du Lévitique, et donc aux interdits religieux, puisqu’il donne la parole à des membres de la communauté juive hassidique qui ont le malheur… d’être gays ! Pourquoi le malheur ? Justement parce qu’ils sont juifs hassidiques, et que l’homosexualité est un motif de rejet pour cette communauté. Les voilà donc déchirés entre deux tensions qui s’opposent : leur désir d’un côté, leur foi de l’autre. Derrière ces tensions, c’est rien moins que l’identité qui est en question : que choisir entre l’appartenance à une communauté et son individualité ? Vous avez quatre heures.

John ZORN, qui n’est connu pour aucun engagement politique mais que l’on devine très attaché à la liberté individuelle, accompagne le film de façon étonnamment sobre. Puisant dans le Masada Songbook, il fait interpréter ou réinterpréter des titres par un duo formé pour l’occasion : Jamie SAFT** (au piano et et à l’orgue) et Chris SPEED (à la clarinette). Cyro BAPTISTA renforce parfois le duo avec ses percussions, mais il n’est que de passage.

Il n’est ici aucunement question d’expérimentations musicales, mais bien d’accompagnement. Les témoignages contenus dans le film étant souvent poignants, la musique y fait écho de façon très dépouillée, et avec gravité. "Trembling Before G-d", le morceau-titre, en est un bon exemple : on sent bien en l’écoutant qu’on ne va pas forcément beaucoup rigoler.
John ZORN nous convie donc à écouter une musique belle, sombre, mélodique et sans frottements, et surtout très dépouillée. On est loin de la furie de MASADA, même dans la réinterprétation de titres déjà joués par le quartet***. Ici, tout est plus lent, plus lourd, plus long. Seul "Simen Tov/Mazel Tov" détonne dans cette pesante atmosphère : c’est une pépite joyeusement kitsch très éloignée du reste de l’album.

Nous voilà devant un nouveau paradoxe très Zornien, puisque Trembling Before G-d est une excellente porte d’entrée dans la musique Klezmer du compositeur tout en n’étant absolument pas représentative de sa furie ordinaire : trop épuré, trop mélodique, trop lourd, trop long.
Cela n’en fait pas moins un album de très bonne tenue, très accessible, et hautement recommandable. A écouter en attendant l’écroulement des dieux et des maîtres de tout poil et des dogmes qui les accompagnent.



* Ce qui est une contradiction en soi, j’en conviens.
**Jamie SAFT accompagne ZORN à plusieurs reprises tout au long des années 2000. Il fait notamment partie d’ELECTRIC MASADA. Tzadik a par ailleurs produit plusieurs de ses disques.
***"Mahshav" est un bon exemple du goût de la réinterprétation de ZORN en matière de Klezmer : le morceau apparaît ici à deux reprises, tout comme sur Bar Kokhba – Masada Chamber Ensembles. On l’entend également sur Zayin de MASADA.