Les bagatelles, en musique, sont de courtes pièces plutôt légères, faciles d’accès, sans prétention. Beaucoup de compositeurs en ont écrites entre deux oeuvres plus conséquentes, de COUPERIN à LIGETI en passant par BEETHOVEN, et surtout, puisque nous évoquons John ZORN, le grand WEBERN.
Le format en lui-même n’est pas vraiment nouveau dans la discographie de ZORN, les parties 2 et 3 du Masada Songbook ayant été enregistrées sur le même principe : des compositions de quelques mesures sans arrangements, proposées à des musiciens différents afin qu’ils s’en emparent et impriment leur propre marque sur elles.
Là où ces Bagatelle diffèrent cependant, c’est qu’elles se veulent assez largement atonales – revoilà WEBERN - et surtout totalement libres, aucun genre musical ne venant teinter l’esprit dans lequel elles ont été composées.

John ZORN étant ce qu’il est, il s’est emparé de ce principe de composition à sa manière, excessive. Il a donc écrit 300 partitions en 3 mois, au printemps 2015, puis a organisé ce qu’il appelle des Marathons, c’est-à-dire de très longs concerts avec énormément de groupes. Lors de ces "Bagatelles Marathon", il y en avait une douzaine se succédant sur scène. C'était à la fois formidable et épuisant*.
Ce premier volume des Bagatelles** propose 4 disques, chacun d’eux dédié à une formation particulière. Tous les musiciens que l’on entend ont pu rôder les morceaux sur scène avant d’entrer en studio. Et évidemment, cela s’entend. Et cela décoiffe.

Mary HALVORSON, qui a déjà enregistré un disque du deuxième Masada, ouvre le bal atonal avec son quartet. Musicienne peu connue malgré son immense talent, c’est une extraordinaire guitariste venant du jazz plutôt expérimental, et qui a notamment travaillé avec Anthony BRAXTON. Elle ne dédaigne par le rock pour autant, pourvu qu’il soit d’avant-garde, et a été membre du Trevor DUNN’S TRIO CONVULSANT***, qui faisait le pont entre ces deux univers à sa façon réjouissante et souvent extrême.
Alors disons-le, son quartet est démentiel. Basse, batterie, deux guitares, rien d’extraordinaire a priori, sauf que la précision du groupe est imparable, redoutable même. Jouant autant sur de sourdes tensions que sur la folie pure, pouvant déstructurer une ballade ou un rock comme peu, le groupe vous propulse très vite, très fort, très haut, et ne relâche jamais son exigence.
Du côté des guitares, précisions qu’il n’y a pas ici de répartition guitare rythmique/guitare soliste, mais bien une polyphonie totalement bluffante. Et bien entendu, on n’est pas chez les shredders, mais plutôt dans la quatrième dimension.

Pas facile de passer après un tel groupe. C’était vrai sur scène, c’est vrai en disque. Le plus simple est donc de changer totalement d’univers sonore, ce que ZORN ne manque pas de faire. On passe donc à la musique de chambre avec un duo de violoncelles.
Erik FRIEDLANDER, on le connaît depuis longtemps. Il est un des piliers du BAR KOKHBA SEXTET, et bien évidemment du MASADA STRING TRIO. Michael NICOLAS, lui, est un jeune New-Yorkais au talent insolent. Il fait partie de ces brillants musiciens qui savent tout faire et tout jouer : musique classique ou contemporaine, musique écrite ou improvisée. John ZORN l’a repéré dès 2010, le faisant jouer sur l’album What Thou Wilt.
Que dire ? Le duo est splendide. Moins furieux que le groupe de Mary HALVORSON – quoique ? –, plus majestueux sans doute – mais quel disque de violoncelle ne l’est pas ? - il nous emporte également, entre tension et beauté pure, notamment dans ces bagatelles où le duo joue sur la répétition de motifs. La "Bagatelle #65" à l’insistant pizzicato en est un excellent exemple, et s’avère simplement magnifique.

Et puis vient le troisième disque du coffret et là, eh bien… TRIGGER est un « power trio » : guitare, basse, batterie, bref une formule très éprouvée dans le rock. Sauf que si le groupe se base bien sur des sonorités rock, c’est pour mieux expérimenter. Et franchement, on s’en prend plein la gueule. TRIGGER est une lessiveuse du niveau du MOONCHILD TRIO ou de SIMULACRUM, et peut-être même au-delà !
Formé à l’instigation de ZORN, le trio est composé de 3 musiciens ressemblant à Michael NICOLAS : ils sont New-Yorkais, jeunes, extraordinairement brillants et sachant tout jouer. Il faut les nommer : Aaron EDGCOMB à la batterie, Will GREENE à la guitare, Simon HANES à la basse.
Leur puissance est incroyable. C’était vrai sur scène : on se souvient de leur passage à la Philharmonie de Paris comme d’un moment fabuleux, et il n’est pas sûr que les murs de la salle s’en soient remis, sans parler des abonnés. On retrouve leur puissance sur disque, et cela est notamment rendu possible par la grâce de HANES, bassiste qui s’élève à la hauteur du Trevor DUNN de la série MOONCHILD, vous voyez le genre ?
Multiplier les superlatifs est inutile. Il faut écouter TRIGGER pour se rendre compte de ce que le rock pourrait encore avoir à offrir s’il était plus aventureux. C’est énorme, et ça fait un bien fou.

Nous voici rendu au quatrième disque du coffret, et nous changeons une fois de plus d’atmosphère de façon radicale. Ikue MORI, graphiste et musicienne autodidacte, travaille avec John ZORN depuis très longtemps. Elle a réalisé plusieurs pochettes pour lui dans les années 1990, avant de rejoindre ELECTRIC MASADA et HEMOPHILIAC, entre autres !
Sa musique est purement électronique. Se présentant sur scène avec un simple laptop****, elle délivre une musique très éloignée de l’électro ordinaire. Pas de rythmique, pas de basse, plutôt des enchevêtrements de textures autour d’une colonne vertébrale constituée par la partition de ZORN.
Les bagatelles jouées ici semblent alors plus épurées que les différents fracas des disques précédents. Tout est plus minéral, moins organique, plus doux. En fait, l’interprétation des Bagatelles par Ikue MORI a valeur de remède, et vous remet sur pieds après le tabassage en règle effectué par TRIGGER. Conclure ce coffret par ce disque est donc une excellent idée.

Avec ces premières bagatelles, John ZORN propose un coffret formidable. Cela a évidemment beaucoup à voir avec le choix des interprètes. En mélangeant anciens compagnons de route (FRIEDLANDER, MORI) et nouveaux (HALVORSON, HANES et sa clique), ZORN parvient à démontrer ce qui est évident pour le fan depuis des années : quel que soit l’habillage sonore choisi, la signature musicale de ZORN, bien réelle, constitue désormais ce qu’il faut appeler un style en soi, les 4 formations ne faisant qu’éclairer ses compositions sous un jour différent.
Ainsi, on n’écoute pas un coffret regroupant du jazz expérimental, de la musique de chambre, du noise rock et de l’électro. On écoute un compositeur dont l’identité musicale transcende les genres à travers lesquels il s’exprime. Et c’est une vraie réussite.


*Un de ces Marathons est passé à la Philharmonie de Paris en 2017.
**On suppose qu’il y en aura d’autres.
***Oui oui, le Trevor DUNN de Mr. BUNGLE, et qui accompagne John ZORN depuis des années dans de nombreux projets.
****Chaque fois que j’ai assisté à un concert de musique électronique, je me suis posé la question : mais que font-ils VRAIMENT à part lancer des boucles ?