John ZORN nous prévient sur la pochette : en 2002, il sera particulièrement prolifique en matière de musique de films. Secret Lives, onzième Filmwork, est en effet annoncé comme le premier volume de la série pour cette seule année. Brisons le suspense : il y en aura trois en tout, et c'est tout de même beaucoup.
Cette sous-numération, parfaitement inutile, est révélatrice de la fascination du compositeur pour la quantité et l’exhaustivité, deux éléments fondateurs de sa monumentale discographie. Qu’il tente de l’organiser ou de la rendre plus lisible part sans doute d’un bon sentiment. De là à imaginer que cela aide le néophyte à pénétrer les arcanes d’une production surabondante, on peut en douter. En revanche, cela ravira le fan, comblant son goût des listes et ses propres obsessions*.

Mais n’oublions pas l’essentiel : quel que soit leur numéro ou leur nombre, les Filmworks sont un excellent point d’entrée dans la musique de John ZORN. Moins arides, moins expérimentaux que d’autres albums, ils permettent d’approcher la créativité du New-Yorkais sans en subir la radicalité. Cela a un prix : qui dit musique moins radicale, dit aussi musique moins personnelle et souvent moins puissante, mais qu’importe ! L’accessibilité, elle, est bien réelle, dans des œuvres souvent aussi courtes que belles.

C’est encore le cas avec Secret Lives. Le film – de nouveau un documentaire –, retrace le parcours d’enfants juifs cachés pendant la 2ème Guerre Mondiale, et les différentes ruptures qu’ils ont vécues : d’avec leur famille, la plupart du temps assassinée dans les camps, mais également d’avec ceux-là mêmes qui les ont recueillis et qu’ils n’ont pas forcément revus une fois la guerre terminée. Une vie marquée par le déchirement, en quelque sorte, et dont les témoignages nécessitent un accompagnement musical délicat.
John ZORN, qui a déjà composé à partir du drame de la persécution des Juifs, que ce soit dans son œuvre personnelle ou à travers la musique de films**, fait donc appel, sans surprise pour un tel sujet, au MASADA STRING TRIO.

On ne va pas se mentir, j’ai un a priori extrêmement positif sur le MASADA STRING TRIO, combo certes virtuose mais surtout pétri de qualités d’interprétations tout à fait hors-normes. Aussi à l’aise dans des compositions arides que débridées, chacun des membres de ce splendide trio est autant capable d’improviser façon free que de jouer une partition sobre et sensible. Ces trois-là forment un ensemble absolument impeccable, et ZORN le sait. Même si, toujours soucieux d’un minimum de nouveauté, il renforce son trio d’une voix par-ci, d’un piano par-là, ce sont bien les 3 artilleurs qui dominent tout, et de très loin, tous trois soudés en un bloc solide mais si vivant !
Quant aux compositions, elles alternent comme souvent dans les Filmworks ambiances nostalgiques, enlevées, sombres ou inquiétantes et une fluidité déconcertante, montrant une fois de plus un ZORN impeccable, proche de son sujet d’inspiration mais ne reniant rien de sa propre personnalité musicale.

Les exigeants ne manqueront pas de dire qu’il s’agit au fond d’un disque mineur du MASADA STRING TRIO, et ce n’est pas faux. Si ZORN leur tricote quelques solides compositions, notamment tirées du Masada Songbook, il privilégie les moins rugueuses. On a dès lors la sensation que si le trio est aussi excellent que d’habitude, il ne lâche pas les chiens. Certes, mais un disque mineur d’un groupe majeur, cela reste bien meilleur que le contraire, non ?
On ne saurait donc trop recommander Secret Lives, disque sans-doute moins époustouflant que d’autres, Issachar par exemple, mais qui n’en est pas moins un excellent Filmwork.


*Tous les fans sont obsessionnels, non ?
**Rappelons que Kristallnacht, qui sort en 1994, est un point de bascule dans la carrière de John ZORN, qui s’attaquera ensuite à la composition du Masada Songbook.
En ce qui concerne la musique de films documentaires évoquant le Nazisme, il faut remonter à 1997 et au 8ème Filmworks, qui comprend The Port of Last Resort.