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Toute ressemblance avec des faits réels ne serait que pure coïncidence. Aucun animal n'a été maltraité durant l'écriture de cette nouvelle (sauf le chat). A la mémoire de mon dealer et des émotions perdues.

***

"I'm a street walking cheetah
With a heart full of napalm"

Search and Destroy, The Stooges.


Corwin, je le connaissais de longue date. On était à l’école ensemble. C’est au lycée qu’on est devenu potes. Un peu rivaux. On lisait les mêmes bouquins de fantasy, on jouait à Donjons et Dragons, on écrivait des nouvelles. On tripait sur Nirvana, Offspring et les Smashing Pumpkins. Evidemment, ça rapproche, quand tous les autres pleurnichaient sur le film Titanic et se tortillaient la nouille sur des daubes techno. Bien des années plus tard, lors d’une soirée très (trop) arrosée, il se pourrait même qu’on se soit respectivement fait le cul. Comme on était deux hétéros convaincus, ce fut comme la signature d’un pacte secret, un peu honteux, un peu louche ; un lien spécial, profond. Amitié et sodomie : motus et bouche cousue.

Au lycée, forcément on a essayé de monter un groupe, avec deux autres potes. Corwin était le stéréotype du bassiste, taille moyenne, maigrichon, effacé, il rougissait comme une bouteille de ketchup éventée quand une meuf le regardait d’un œil pétillant. Mais ce qui le bottait, c’était cogner dans des trucs. Il devint batteur comme d’autres deviennent boxeurs. Pour évacuer la frustration et la rage qui bouillaient dans ses tripes. Son père, un docker écossais alcoolo, un vrai mastard, battait sa mère ; Corwin, bâti comme une crevette irradiée, était impuissant. Alors il reportait sa colère, sa haine, sa culpabilité aussi, sur ses fûts achetés d’occase au frère d’un copain. Bom dom, bom dom, tchack boum, ça avoinait sec.

Moi, j’étais le p’tit marrant, je jonglais avec les vannes, on me trouvait coolos. C’était pas désagréable, mais il me manquait quelque chose. Je voulais montrer que j’avais de l’épaisseur. Même si tu touches ta bille en la matière, t’as pas forcément envie d’être clown à vie. Et puis, les étiquettes, ça colle et ça gratte. J’étais une merde en solfège, et mes parents n’avaient pas de fric, alors j’ai fait chanteur. Au début, c’était du gros n’importe quoi, et comme mille générations avant nous, on a massacré « Smoke on the Water », « Immigrant Song », « Enter Sandman ». On s’en branlait, on se défoulait, on oubliait les soucis du quotidien. C’était le pied.

Puis on a gagné en aplomb. On s’est mis à écrire nos propres chansons. C’est comme ça que les choses ont commencé à s’organiser. Corwin avait un sens musical. Il savait nous dire quand il fallait caser un riff ou un break, quand ça avait de la gueule ou quand ça sonnait plouc, si les mélodies refoulaient du gland ou envoyaient du bois. Il avait une vue d’ensemble et comme ses propos étaient souvent pertinents, on se rangeait à son avis. Moi, j’écrivais les textes. En anglais bien sûr. Des textes engagés d’abord : la guerre, la famine, les maladies, ça craint, l’apocalypse, c’est cool. Les religions, la politique, c’est de la merde, l’important, c’est les tétons des femmes. Brillante analyse. C’était aussi l’époque du métal symphonique, pompeux, pompier, pompette. Tel un Homère de carton pâte, je déclamais alors les puissants dragons de tourmaline qui chatoient dans l’air du soir, gueule fumante et crocs dehors, orbites de diamant noir et queue empoisonnée, ailes déployées et cul de jais. On a tous le droit de faire des erreurs. On inversait parfois les rôles, mais on s’est vite aperçu que ça fonctionnait mieux comme ça. Corwin achetait des disques à tour de bras, essayait d’oreille de reproduire les plans des batteurs ; il progressait. Moi, je lisais Hugo, Rimbaud, Dante, bientôt rejoints par Bukowski, Céline, Nietzsche ; j’apprenais à faire chanter la langue, creuser un peu le fond tout en ciselant la forme.

On essaya de varier le répertoire, mais il faut bien admettre qu’on peinait à se canaliser. On débordait d’énergie, on rêvait d’en découdre, de mettre à terre le monde entier. Même les slows, qu’on avait composés dans l’espoir de ramasser de la meuf, façon « Don’t Cry » de Guns N’ Roses, se finissaient dans une boucherie de guitares abrasives et de percussions tourbillonnantes. Baston pour tous, sus à l’envahisseur ! On était maladroits, on était mal dans notre peau, mais on avait du cœur. On ne le savait pas forcément à l’époque, mais c’était peut-être ça, le bonheur.

Le temps passa. Le bac en poche, tous les deux, on se trouva une coloc dans la métropole la plus proche. Corwin ne continua pas ses études. Il avait pris de l’assurance, des muscles aussi, un jour il avait osé affronter son père. Pain dans le plexus, il m’avait raconté, puis enchaînement dans la gueule, crac, nez brisé, et que pisse le sang, tel un fleuve rubicond. Le père était un colosse, il aurait pu le broyer, mais pris au dépourvu, frappé aux bons endroits, il n’avait pas eu le temps de dire « panse de brebis ». Un coup de talon dans les valseuses pour le finish et c’était plié. Nouvelle méthode psychanalytique : régler son Œdipe à coup de pompes. Du coup, Corwin devait à présent se débrouiller seul, il n’avait pas un rond. Bien sûr, il aurait pu obtenir une bourse, mais au fond, ça ne l’intéressait pas de se poser le cul dans un amphithéâtre à écouter des pantins toute la journée, pour qu’à l’issue de trois, quatre, cinq ans d’études, il se retrouvât à pointer au chômage. Il voulait faire carrière dans le rock. Il fit donc plongeur le jour et batteur la nuit.

Pour ma part, j’allais à la fac. Malgré ce putain d’amour pour la musique, je ne pouvais pas envisager de tout laisser en plan pour courir de bistrots en petites salles de concert dans l’espoir, un jour, de peut-être gagner ma croûte en cachetonnant sur scène. J’avais soif de culture, du reste, et je ne savais pas vraiment ce que je voulais. L’avenir, c’était un machin trop abstrait. Avec Corwin, on essaya de remonter un truc ensemble, un groupe un peu plus pro que notre bon vieux quatuor boutonneux. Mais le sort en décida autrement.

J’adorais chanter, je dois dire. Tenir un vibrato, jouer sur les trémolos, descendre dans les basses, à plein coffre, façon ténor d’opéra, grimper en quatrième vitesse dans le plafond des aiguës, permuter en voix de tête façon Jeff Buckley, ajouter un grain en raclant la gorge, pour paraître ténébreux, satanique, oh oui, j’adorais ça. Mais bon, en autodidacte, il y a des éléments de la technique qui m’avaient échappés. Je ne m’épargnais pas. Je chantais comme on se croit immortel, invincible, le plus fort possible, sans limites. Comme un con. Un jour, mes cordes vocales me le firent comprendre. Elles partirent en couilles, comme on dit. Maux de gorge à répétition, que ne purent atténuer aucunes pastilles, aucunes tisanes. Je passai même sur le billard. Ma voix fut sauvée, mais pour le chant, c’était mort. Adieu, veaux, vaches, cochons, je ne serais jamais Klaus Meine, je ne serais jamais Robert Plant.

Corwin traça son propre chemin, joua dans diverses formations, s’essaya à divers genres, du punk hardcore au folk celtique, sans omettre un essai éclair au sein d’un groupe de brutal death metal progressif. Qu’il jugea trop progressif. Lui aussi, il tâtonnait, cherchait sa voie. Prenait de la bouteille au passage, affinait son oreille et son sens du jeu. Il commençait à mettre du groove dans son vin, pour le meilleur. On se voyait encore assez souvent, le soir surtout. Ce furent de sacrées belles années, les fêtes où la bière coulait à flot, les sorties dans les bars, à se retourner la tronche jusqu’à savoir parler chinois, des histoires avec des nanas qui vous embrasaient le slip et vous transperçait le cœur, des histoires avec d’autres nanas qui vous embrasaient le cœur et vous transperçait le slip. Ça me faisait marrer, même quand il était au pieu avec une gonzesse, il songeait à ses tempos. La fille ne s’en rendait sûrement pas compte, mais moi, dans la chambre d’à côté, je le devinais aux cadences des cris de jouissance qu’elle poussait. Il avait une prédilection pour les rythmes de valse à trois temps, le cochon. A d’autres moments, il nous jouait du Beatles avec sa bite. A l’approche de la conclusion, il finissait invariablement par épouser les variations de Topper Headon sur la « Brand New Cadillac » des Clash. Accélération, décélération, accélération finale, tagadac tagadac, envoyez la purée ! Une prestation qui valait son pesant de cacahuètes.

C’était l’époque de l’explosion d’Internet. Je rejoignis un webzine de chroniques, comme il en fleurissait alors tous les jours. De quoi allier la passion de la littérature et la passion de la musique. J’ai appris à utiliser tous les synonymes du mot album, j’en ai même inventé, disque, cd, vinyle, LP, opus, volume, galette, scud, frisbee, offrande, méfait, tarte à la groseille, paradigme opalescent qui scintille dans les immensités miroitantes du monde des idées. Je découvris les grands Anciens, Bob Dylan, Jimi Hendrix, Elvis. Tant d’autres. Sans pour autant me renier, je m’ouvris à d’autres horizons, le jazz, l’électro, la musique classique. La dernière sonate de Beethoven me troua le cul : un siècle avant tout le monde, il te collait un méchant riff dans la mouille, te casait des swings qui partaient en vrille ou encore une accalmie psychédélique qui annonçait Pink Floyd. Avec un simple piano à la con. Un truc de dément. Mon chef d’œuvre, ce fut une critique du Led Zep 2, que je comparais à une partouze géante. Avec les détails, fluides corporels et grumeaux inclus. Lecteurs hallucinés. En ce siècle blasé, on pouvait encore susciter des réactions, effaroucher la pucelle, choquer la société. Le pied.

Avec Corwin, on fréquentait régulièrement un café-concert, l’Amarok, à la fois arty et underground. Le patron était une espèce de Freddie Mercury piercé. Les cocktails étaient à se coller le cul par terre, les binouzes avaient le goût de pisses millésimées. C’était un lieu de performances expérimentales, parfois bien cheloues, bien barrées. Des mecs qui cherchaient à pomper Tool, qui se recroquevillaient sur du post-rock mou. Des gars en toges romaines qui, tout en citant Shakespeare en allemand, enchaînaient des riffs le plus lentement possible, concurrents sans le savoir des soporifiques Sunn O))). Des types qui avaient mal compris le principe du krautrock et qui croyaient qu’il suffisait de poser une pêche sur scène pour être l’égal de Picasso. Pour eux, le Metal Machine Music de Lou Reed représentait un Graal. C’était l’occase de bonnes marades. Il y avait du bon, aussi, parfois.

C’est comme ça qu’on a rencontré Nadja. Visage d’aigle, crinière de lion, yeux espiègle de pharaon, c’était une meuf qui ne s’en laissait pas conter. Tu l’interrogeais avec trop d’insistance sur ses origines maghrébines, sur le fait qu’elle était une fille, sur le fait qu’elle s’enfilait des pintes, elle te retournait en un clin d’oeil, ta gueule baveuse contre le zinc, à l’aide d’une clé de bras. Quand t’étais pas au courant, on peut dire que ça picotait du moignon. Après, on se marrait bien à la voir, d’un coup de krav-maga, retourner presque chaque soir des connards qui lui servaient la même rengaine. Elle jouait de la guitare dans un groupe de rock crade, limite stoner. Elle gérait sa mère. Quand elle était en piste avec sa six-cordes, c’était comme si elle domptait une panthère, un vélociraptor, un béhémoth. Le son était pachydermique, granuleux, presque palpable, et elle arrivait à te sortir de cette masse grouillante des sortes d’arabesques, comme des hululements de chouettes effraies, des gémissements de sorcières sadiques, des lamentations de succubes lascives, des psalmodies de messe païenne. C’était un déferlement, un orage, une orgie électrique. Sans déconner. Avec elle, on avait l’impression de chevaucher la tempête. Elle prétendait à moitié en plaisantant que ses influences, c’était Robert Johnson, Jacques Brel et Jean Ferrat. On sympathisa rapidement. C’était une pile, un stimulant. Elle nous faisait l’effet d’une prise de coke sans le désagrément de la descente.

A partir de ce moment-là, on traîna pas mal ensemble. Même si on connaissait des tuiles niveau blé, même si la désillusion nous guettait, on parvenait encore à s’enthousiasmer pour notre existence. On continuait de rêver qu’on pouvait refaire le monde, moi avec la plume, eux à grands coups d’ampli. Parfois, Corwin tirait la tronche : tout a déjà été composé, qu’il disait, comment veux-tu qu’on se fasse une place maintenant ? A mesure qu’il avait gagné en expérience, il était gagné par le poison du doute. Internet nous avait appris l’histoire copieuse de la musique populaire, et en même temps, nous avait instillé, malgré nous, une modestie trop rationnelle. Nadja, avec son optimisme désarmant, nous requinquait invariablement. Sa désinvolture, c’était une attitude bien sûr. Comme nous, elle avait ses phases d’incertitude, ses fêlures mélancoliques. Mais il suffisait qu’elle paraisse, féline et rugissante, qu’elle nous colle deux tartes derrière le crâne pour que l’on ait aussitôt envie de reprendre les armes, poing tendu et bite au clair.

Nadja, c’est Corwin qui a fini par l’avoir. C’est injuste, mais le clavier d’ordi perd contre le kit de percu. Ils s’entendaient comme charrons en foire, ça n’était qu’une question de temps pour que ça se concrétise en histoire de fesse. Au bout d’un moment, ils décidèrent de s’installer ensemble, et moi, je fus out. Il faut dire que ça tournait un peu au vinaigre entre nous. A se voir tous les jours depuis toutes ces années, ça commençait à nous gaver. On se connaissait par cœur et nos caractères changeaient. Je lisais pas mal de bouquins de sociologie à l’époque, et en attendant de les digérer, je devenais chiant et moralisateur. Je me prenais pour le fils de Jésus. Ce qui consomma la rupture, c’est qu’un soir, je flirtai avec Nadja. On était bien torchés, mais je ne cherche pas d’excuses. Elle me magnétisait. J’assume. A ce stade, rien à foutre, j’aurais vendu mon amitié, et mes parents en prime. Les remords, ce fut pour plus tard. J’ai encore le goût de sa langue humide de scotch sur le bout de la langue. Grosse dispute. Elle resta avec lui. Je poursuivis ma route, seul.

Alors que j’avais presque fini mes études, je rejoignis la rédac d’un journal de musique. Les webzines, ça faisait chier les journalistes. On bossait gratos, et parfois on était meilleurs, ou du moins plus sincères qu’eux. Ils m’ont recruté comme ça, j’obtenais ma carte de presse, j’étais payé pour faire ce qui me bottait le plus, peinard. C’était pas le Pérou, certaines fins de mois étaient hard, parfois, il fallait baisser son froc face aux maisons de disques qui vous inondaient de bouses infâmes, mais on devient pragmatique avec l’âge. On déconnait bien, on buvait, il y avait de l’émulation. C’était presque une nouvelle famille. Je finis par devenir la terreur du mag. Les groupes craignaient mon coup de plume, qui pouvait directos les expédier dans la liste craignos des bouseux gobeurs d’étrons. Je m’en défendais, mais j’avais la grosse tête. Le roi rougeaud et borgne d’une pseudo cour des miracles. Je n’entendis plus parler de Corwin et de Nadja pendant des années.

Ce fut par une belle après-midi de printemps – les oiseaux gazouillaient, les fleurs s’épanouissaient, le soleil chiait des rayons – que mon vieux pote vint toquer à ma porte. Emotion, bourrades, sourires. On rattrapa le temps perdu autour d’un bon single malt. Avec Nadja, ils étaient toujours ensemble. Comme on s’en doute, ils avaient fondé un groupe. Ça avait été galère, mais ils s’étaient accrochés, ils tenaient bon. Depuis tout ce temps, de concerts minables en festivals paumés, ils peaufinaient leur répertoire. Ça tient la rampe, il m’avait dit. Et pas de gosse sur le four, ils avaient la vie devant eux. A l’un de leurs concerts, ils avaient fait la connaissance d’un producteur américain. Duke MacGrenouille, il se faisait appeler. Il se prétendait le demi-frère siamois de Thomas Pynchon. C’était pas une grosse boîte, mais le mec cherchait de nouveaux talents. Il avait flairé le bon coup. Il voulait les signer. Ils devaient entrer en studio, là-bas, au fin fond du Vermont, avant la fin de l’année. Et justement, c’est pour ça qu’il venait me voir. Il avait à me parler. Il savait que j’écrivais toujours et il voulait savoir si ça m’aurait plu de participer. Ils sentaient qu’ils tenaient un truc, peut-être même un chef d’œuvre. Carrément. Alors ils souhaitaient que ça soit nickel. Leur point faible, c’était les textes. J’aurais pu lui rétorquer qu’on s’en foutait des textes, qu’il suffisait d’écouter les premiers Beatles pour s’en rendre compte, mais au fond, ça m’emballait à mort. Je sautai sur l’occase. J’allais pouvoir renouer avec mon côté artiste, en sommeil depuis si longtemps. Marché conclu, je lui écrirais ses chansons. Un truc aux petits oignons, avec du sens et de la puissance. Avec de la gueule.

Par la suite, je venais les écouter en répét’. Nadja était toujours aussi charismatique. Paupières et seins plus lourds certes, cernes plus prononcées peut-être, elle était plus posée aussi. Mais quand il s’agissait d’envoyer la sauce, on oubliait les rhumatismes, ça giclait façon gang bang. Séisme et tsunami. Satan et spaghettis. On se souvient tous de ces moments hallucinés où, découvrant une chanson, on se sent soufflé. Les poils de bras se hérissent, on cligne des yeux, un frisson nous parcourt l’échine, le cœur bat plus vite. Les pieds et la tête s’emballent tout seuls. On crie Putain ! Pour certains, c’est « Seven Nation Army », pour d’autres « No One Knows », pour d’autres encore, c’est un vieil Iron Maiden de derrière les fagots, un imparable « Stairway to Heaven », un « Light My Fire », un « Paint It Black », un « Pinball Wizard », un irremplaçable « Johnny B. Goode ». Ici, ce fut ça. Un pain dans la gueule. Un coup de foudre. Un Hiroshima du slip. Alors, effectivement, ils tenaient le bon bout. Ils avaient tout pigé. C’était violent et mélodique, désinvolte et authentique. Je me sentais comme redevenu môme, les sphincters au bord des lèvres, les larmes au bord des yeux. Je ne doutais pas qu’après l’enregistrement de tels morceaux, ils allaient exploser sur le devant de la scène. Obligé. C’était une vraie tuerie. Je le leur dis et eux, flegmatiques, presque modestes, me remercièrent. On ne vend pas la peau de l’ours avant de lui avoir défoncé la gueule à coup de barre à mine. Après trop de galères, ils étaient prudents. De mon côté, il fallait que j’assure. Tel Héphaïstos mais moins moche, j’entrepris de forger des poèmes trempés dans le feu et le sang, le sexe et la foudre, les étoiles et l’enfer. On n’avait rien écrit de mieux depuis Ezra Pound, depuis Malcolm Lowry, depuis Joyce. Au moins.

Le mois de Décembre arriva bien vite. Comme un météore dans un champ de coton. Tout était rôdé. Le groupe s’envola pour les States. J’aurais dû les suivre, mais j’étais retenu à Paris. A la rédac, pour moi, ça sentait le sapin. Il faut dire qu’à l’époque, j’avais le nez dans la poudreuse. Et moi, la coke, ça me rend sentimental. Du coup, j’avais un procès pour harcèlement sexuel sur le dos. Ça puait, je voulais me tirer, mais d’abord, il fallait s’en dépatouiller. C’était qu’un malentendu, merde.

On était le 6 du mois. Il avait neigé, il faisait froid. La campagne rutilait sous le soleil. Le groupe, direction le studio perdu, sillonnait les petites routes dans le minivan loué qu’ils avaient, fiers de leur connerie, surnommé Morrison. Ça roulait bien, ils fumaient sûrement des pétards, déconnaient en lisant des pages arrachées du Times. Des congères dans les champs, le givre argentait les arbres. Une belle journée pour conquérir le monde. Allez savoir pourquoi les choses se passent ainsi. Complot du FBI, diable dans sa boîte, deus ex machina qui fait sa pute.

Non loin de là, il y avait eu un accident. A un carrefour verglacé, un camion citerne, le conducteur peut-être trop pressé, trop bourré, avait hésité à tourner, pour en fin de compte se planter en plein milieu du décor. Moteur fumant, machine immobilisée, la remorque barrait la route. Morrison roulait trop vite, il faut croire. Corwin, qui conduisait, s’avisa trop tard de l’obstacle, freina comme un dingue. Nadja jura-t-elle alors avec ce sens des politesses qu’elle savait si bien maltraiter ? Les pneus crissèrent sur le verglas. Patinage artistique. Six points de la part du juge russe. Le van, à toute berzingue, alla s’empaler dans le cul de la citerne. Une seconde de silence. Puis tout explosa. Comme dans un mauvais téléfilm allemand bourré d’effets pyrotechniques. Ont-ils eu le temps de se rendre compte ? Ont-ils senti le souffle de l’explosion ? Ont-ils senti leurs chairs s’enflammer comme une feuille de cigarette ? Et la souffrance ? Ont-ils eu le temps d’entendre, avant d’être consumés par la lumière, se rejouer à leurs oreilles, la chanson de leurs vies ? On ne le saura jamais.

Entrefilet dans les journaux : six morts, quatre lièvres carbonisés, deux marmottes en état de choc, un rêve de gloire parti en fumée. A trois jours près, Corwin aurait eu 27 ans. Dans la vie, on croit contrôler quelque chose, mais au fond, la trajectoire est aléatoire. Il y en a qui balancent leur moto dans le fossé, qui s’en sortent et deviennent mystiques. Et les autres. Ce jour-là, je me suis bourré la gueule, en compagnie d’un piano poivrot. Ce jour-là, je l’ai revécu pendant des semaines et des mois. Je le revis encore parfois. Depuis, je vends des pompes dans une galerie marchande pour des bourges dédaigneux. Je suis le bonhomme au regard un peu cramé. La tête dans les nuages, un océan de mains tremblantes dans les entrailles. Corwin et Nadja, mes amis, ont rejoint les étoiles. Une nouvelle constellation brille dans la nuit anonyme. Je l’ai baptisée la Levrette Radioactive.



Le 30/11/2012 par MR. AMEFORGéE

Merci pour tous les compliments, ça me fait vraiment chaud au coeur.

Y aura-t-il d'autres textes de la sorte sur FP, c'est très possible. Mais peut-être pas tout de suite, ça m'a tout de même demandé un peu plus de boulot que pour une chronique normale (on le croirait peut-être pas à la lecture...). A moins que mes camarades chroniqueurs ne décident de s'y mettre aussi, pourquoi pas!


Le 21/11/2012 par MACAREUX

Long live rock 'n roll !
Magnifique "chronique" qui fait tout de même un peu froid dans le dos.
Petite pensée (et petite larme) pour Cliff Burton, Coluche, Stevie Ray Vaughan, Ritchie Valens & compagnie.

Tu nous en referas d'autres des comme ça, s'te plait ?


Le 20/11/2012 par PINHEAD

Je crois que c'est le truc le plus cool que j'ai lu depuis au moins 6 mois (un bon Kerouac).

Un grand bravo !


Le 20/11/2012 par TONTON CLEM

Moi pareil, ce récit m'a captivé du début jusqu'à la fin. Qu'un seul mot à dire : bravo Mr. Âmeforgée. Merci à l'équipe de Nightfall de nous servir des histoires toujours aussi touchantes.


Le 19/11/2012 par CHIPSTOUILLE

Ca fait bien 4 ans que j'avais pas lu une tartine comme ça sur nightfall jusqu'au bout.
Chapeau bas M. Âmeforgée :)


Le 19/11/2012 par DEDALUS 777

Superbe, j'en ai pleuré (vraiment). Un beau récit, prenant, poignant, et finalement totalement rock.

A quand une autre ?



             



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