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Le soulèvement des machines - Partie I : Comment les IA composent ?
Par CHIPSTOUILLE le 3 Mai 2022 Consulté 1275 fois

Epoustouflé, ébouriffé, impressionné, épouvanté… Tels sont les qualificatifs qui pourraient décrire mon état d’esprit sur le moment. Ils ont achevé l’inachevée de SCHUBERT, et c’est une machine qui a composé les deux derniers mouvements ! A l’écoute, au moins les premières minutes, le résultat impressionne indéniablement. Mais comme devant un tour de magie dont je connaissais déjà l’astuce, je suis rapidement redescendu sur terre. Huawei, entreprise à l’origine de ce coup médiatique, a triché. Mais pour vous expliquer le pourquoi du comment, il va me falloir tout d’abord vous vulgariser le sujet. Tentative d’explication.

Chimère numérique et difficile à identifier, l’Intelligence Artificielle ou IA est aujourd’hui partout. Les articles que vous propose Google lorsque vous ouvrez votre smartphone ? C’est une IA. La reconnaissance vocale ? Merci l’IA. Les vidéos que vous suggèrent Youtube, Netflix ou Amazon Prime, idem. Amazon pousse même le vice jusqu’à anticiper l'empaquetage de vos futurs colis, avant même que vous ne les ayez commandés. Si vous avez l’impression que l’expression quand on parle du loup, on en voit la queue s’applique trop souvent à propos des publicités qui viennent s’afficher sur vos pages web, ce n’est pas une coïncidence non plus. Reconnaissance faciale, chatbot, deepfake : l'intelligence artificielle se taille une part de plus en plus importante dans notre quotidien. Que l'on en soit conscient ou non. La musique n'y échappe donc pas.

Que se passe-t-il ces derniers temps ? C'est quoi, d'ailleurs, l'intelligence artificielle ? On pourrait la définir comme la capacité d'un programme informatique à prendre des décisions. N'allez donc pas imaginer des T-800 armés jusqu'aux dents ou des Joel Ashley Olsen flippants, nous n'en sommes pas vraiment là. L'IA n'a, à l'origine, rien de très sophistiqué. On demande juste à des ordinateurs de répondre à des questions par oui ou par non, et de réitérer autant de fois que nécessaire. Dois-je aller à droite pour me rendre où je souhaite aller ? Appliquez le problème 2 fois consécutives et vous pouvez déjà orienter un fantôme dans le labyrinthe en 2 dimensions de Pacman. Appliquez la question à autant de positions que peuvent prendre les pièces lors du tour d'un joueur d'échecs et vous avez un problème un peu plus complexe à résoudre. Mais cette complexité, en comparaison des sujets en vogue aujourd’hui, a fini par atteindre un pallier difficile à franchir.

Au bout d'un moment en effet, tout développeur informatique atteint ses limites. Limites que seul le temps permet de réellement repousser. Un adage bien connu circule en effet dans les couloirs du monde informatique : "On ne fait pas de bébé avec 9 femmes et en un seul mois". Pour certains problèmes complexes à résoudre par une IA, seule une quantité de temps incommensurable aurait été en mesure de franchir certains plafonds. Bien des problèmes complexes ont néanmoins été résolus par des humains : prédire la météo, trouver le chemin le plus court sur un GPS, recalibrer le trafic du réseau ferroviaire en cas d'incident pour éviter de trop grandes perturbations... Les développeurs sont allés très loin dans le domaine de l'IA.

Pour appréhender des problèmes encore plus complexes, on a inventé l'apprentissage (ou deep learning). L'idée derrière ce barbarisme est simple. Plutôt que de continuer à configurer nous-mêmes les machines pour qu'elles soient en mesure de résoudre des problèmes de plus en plus complexes, on a cherché (et trouvé) le moyen de leur faire apprendre à les résoudre. Dans le domaine du traitement d’image en particulier, scripter des reconnaissances de formes, contours, couleurs et identifier des objets, personnes, actions ou lieux s'est avéré trop complexe. Demander par exemple à une machine de savoir identifier si une photo représente un match de football ou de rugby demanderait un code d’une grande complexité, et donc s'avèrerait trop long à implémenter. On a donc trouvé d'autres moyens, qui se basent sur des concepts avancés de mathématiques en théorie des nœuds, pour faire en sorte qu'un ordinateur soit en mesure d'identifier automatiquement les différences au milieu des 0 et des 1. Grâce à cela, les machines sont désormais capables de définir automatiquement un ensemble de règles à suivre afin de distinguer les deux.

Comment une machine parvient-elle à apprendre quoi que ce soit ? Avec de grandes quantités de données, et en les comparant sous toutes les coutures. Dans le cas d'images de foot et de rugby, on lui fournit des milliers d'images de chaque sport. Ensuite, elle compare les deux ensembles et définit elle-même les conditions qui lui permettront de distinguer si une image représente du foot ou du rugby. Vous pourriez penser que cela ne se réalise qu'au travers de la forme du ballon voire des buts ou de l'en-but. Sauf que pour une machine, toutes ces images ne sont qu'une suite de 0 et de 1 arrangés selon des motifs qui pour beaucoup s'avèrent redondants. C'est cela qu'elle doit être en mesure de repérer puis de dissocier : des ensembles faits de 0 et de 1. Un ballon de rugby pouvant apparaître rond selon le point de vue, il est en réalité fort probable que les motifs imprimés sur les ballons soient plus déterminants que leur forme. La présence de protège-dents ou tibia, le gabarit moyen des joueurs, les lignes dessinées sur la pelouse ou la présence de saleté sur les maillots sont probablement des critères bien plus déterminants. A vrai dire, ce que la machine prend réellement en compte dans un tel cas, nul ne le sait. Dans le cadre de l'apprentissage, la machine écrit son propre code, dans son propre langage fait de 0 et 1, et elle seule est véritablement en mesure d'appréhender toute sa complexité.

Quel est le rapport avec la musique ? De la même façon que les machines sont en mesure aujourd’hui de reconnaître le thème d’une image, elles sont capables d'identifier le style d'un compositeur à partir de ses partitions. On lui fait ingurgiter des milliers de partitions différentes, et celle-ci est après coup en état de reconnaître des motifs, des inclinaisons à utiliser telle ou telle technique, des façons de faire, une combinaison d'éléments rendant possible l'identification de ce qui définit le style d'un artiste. Elles sont même potentiellement en mesure de le faire à des niveaux de détails qui nous échappent encore en tant qu'humains, même avec des oreilles exercées.

Bien entendu, si vous donnez une photo à une IA présentant côte à côte Sébastien Chabal et Zinedine Zidane, chacun tenant les ballons de leurs sports de prédilection, l'IA sera perdue. L'apprentissage est fort peu capable de gérer les exceptions. De la même façon, si Steve Harris décide de composer le prochain album d'IRON MAIDEN pour un ensemble de violoncelles, il y a fort à parier qu’une IA sera incapable d’identifier le compositeur du résultat obtenu. N'étant capable que de traiter un problème très particulier et ce avec une combinaison d'éléments finalement très limitée, elle ne pourra pas appréhender l'exception.

En réalité, une IA ne répond jamais un oui ou non catégorique, elle le fait avec un certain taux de probabilité. Plus le nombre de données fournies pour l’apprentissage est important, plus la machine est précise, mais elle ne l’est jamais à 100%. L'absolutisme informatique avec lequel on nous menace dans un grand nombre de fictions de S-F n'existe donc pas en lui-même. Bien plus que l'homme, la machine doute. Seul ce que l'homme décide de faire du résultat produit par une machine pourrait aujourd'hui nous faire craindre une certaine forme d'absolu. Penser qu'une machine puisse avoir toujours raison est ce qui est donc potentiellement dangereux. Qui ne s'est pas un jour retrouvé perdu sur un chemin de terre ou devant une déviation en suivant aveuglément les indications de son GPS ? Rien de très rassurant donc. Science sans conscience n'est que ruine de l'âme disait Descartes, ce qui n'a jamais été si vrai qu'aujourd'hui dans le domaine de l'IA. Ces décisions basées sur des probabilités, l'homme est malheureusement en mesure de les automatiser. Quand on sait qu'une grande quantité de transactions boursières sont aujourd'hui contrôlées par des IA qui ne savent donc pas gérer les exceptions, cela peut inquiéter.

Mais revenons à la musique. Le principe de reconnaissance de styles musicaux peut donc être appliqué à autant de compositeurs à la fois qu'on le souhaite. Seules les limites en temps de calcul et en capacité de stockage ont bridé l'apprentissage de la machine jusqu'à aujourd'hui. Or, ce sont ces limites qui ont été grandement repoussées ces dernières années. En reliant de plus en plus de machines entre elles, en les rendant de plus en plus performantes et en leur donnant de plus en plus de capacité de mémoire, nous sommes parvenus à franchir des plafonds inconcevables il y a encore 10 ans.

Ce qui nous a donc permis d'aboutir à des IA véritablement capables de composer. Les premiers travaux expérimentaux effectués dans les années 50, sans apprentissage, avaient abouti à des résultats peu probants. Depuis quelques années, les machines sont capables de produire des compositions "dans le style de". Cela va de genres très larges à des compositeurs très spécifiques. La musique suivant des règles mathématiques relativement simples, il suffit d'introduire un peu d'aléatoire dans le programme pour qu'une machine capable de reconnaître un style, soit de fait également en capacité de composer de nouvelles partitions correspondantes. Dans une partie d'échecs, une machine va tester une grande quantité de coups possibles (sinon tous), afin de déterminer lequel est le plus à même de lui faire gagner la partie. De la même manière, à partir d'une ou plusieurs notes données, une machine va être en mesure de tester toutes les successions de notes et/ou de rythmes pouvant leur succéder, jusqu'à tomber sur un motif qui pourrait être dans le style d'un compositeur ou d'un genre donné, et ce avec un fort taux de probabilité.

Alors nous y sommes ? Les machines vont supplanter les artistes ? Huawei a ressuscité SCHUBERT ? Pas vraiment. Comme je vous le disais en introduction, Huawei a triché, et de plusieurs façons différentes. Nous reviendrons en détail sur ces raisons dans une seconde partie.



Le 04/05/2022 par CHIPSTOUILLE

Je profite aussi de la section commentaire pour remercier Shaowei, si jamais il passe par ici. Il est titulaire d'un doctorat en intelligence artificielle, et j'ai donc eu la chance de l'avoir comme collègue. Je lui ai donc piqué l'exemple des photos de foot et rugby pour vulgariser le sujet.


Le 04/05/2022 par CHIPSTOUILLE

@Baker: tu spoiles un peu ma seconde partie ! :D Mais merci pour les exemples, j'ai été moins précis que toi.

@Diniced: J'espère avoir suffisament paraphrasé ce que j'entendais par "doute". Je l'entends ici comme une simple absence de certitude. Non une réévaluation d'une décision dans le temps. La machine ne bugge que si les développeurs ont oublié de traiter l'issue d'un programme. Donc, dans le cas où une méthode d'apprentissage est correctement implémentée, elle ne bugge pas, elle te donne une affirmation avec un taux de probabilité. Celui-ci peut aller de 50% (pas de décision) à 99.9 (toujours pas de décision, mais d'après les données qu'on lui a fait ingurgiter, il y a peu de chance qu'elle se trompe).
A noter que le taux de probabilité fourni par la machine dépend lui-même des données qu'elle a ingurgitées, donc il peut être totalement erroné. Imagine que toutes les photos de Rugby soient prises sur France 2, et toutes les photos de foot sur TF1. Elle risque fort de considérer le logo des chaines comme un critère majeur de distinction. Donne à la machine une photo de foot avec le logo de France 2 dans le coin, elle va te sortir une énormité du genre: il y a 95% de chance que ce soit du Rugby...

Quant à dire qu'elle ne doutera jamais comme un humain, on attaque là des questions philosophiques, voire théologiques. Il y a 20 ans, à l'école, on m'a appris qu'il avait été scientifiquement "prouvé" qu'une machine ne pourrait jamais être "intelligente" au sens où on l'entend habituellement. Le professeur ne s'était pas étalé à propos de la démonstration, et j'ai malheureusement oublié qui en était l'auteur (Alan Turing de nouveau, il me semble, mais je n'ai jamais trouvé de source pour le confirmer depuis).
J'ai pour ma part toujours douté de cette affirmation... Les 20 ans de progrès que j'ai pu constater en informatique depuis ce cours me font davantage douter.

La question est de savoir ce qui fait de nous des êtres conscients. Si l'on croit à une notion d'âme immatérielle indépendante du corps, alors nous n'y arriverons certainement jamais. Si l'on croit que la conscience est la résultante biologique d'un réseau de neurones et d'un ensemble de fonctions du cerveau ainsi interconnectées, alors tout me semble possible.
L'informatique et la neurochirurgie étant 2 disciplines aussi pointues que récentes, il me semble difficile d'affirmer quoi que ce soit quant à leur avenir.


Pour l'aléatoire, il y a toute une littérature sur le sujet. Rien n'est strictement aléatoire en informatique aujourd'hui, en effet. On parle d'algorithmes pseudo-aléatoires. La plupart d'entre eux se basent sur l'horloge interne d'un ordinateur. En prenant pour base la valeur des milisecondes de l'horloge, combiné au résultat précédent de la fonction, on parvient cependant à ne plus pouvoir faire la différence.
Cela dit, certains petits malins, pour des questions d'économie (comme d'hab'), se contentent d'algorithmes qui ne se basent pas sur un élément extérieur comme une horloge, et qui finissent par fatalement tourner en rond. Mais cela n'arrive qu'après un trèèèèès grand nombre d'appels, et toutes les valeurs possibles sortent un grand nombre de fois avant de retomber sur la même succession de résultats.
Certains développeurs ignorants ou distraits déclenchent la fonction pseudo-aléatoire à intervalles si réguliers (ie, toujours avec le même nombre de milisecondes au moment du déclenchement), qu'ils dénaturent également l'algorithme en question.
Bref, il y a toujours de l'erreur humaine qui peut interférer avec le potentiel des machines :)


Le 03/05/2022 par DINICED

Salut Chipstouille,

La machine doute ? Je ne crois pas. Pour douter ne faut-il pas une conscience ? La machine est un formidable outil de mémoire et de comparaison d'analyses, mais elle ne doutera jamais je pense. Quand elle "doute", elle bugge. Elle fige.

Je me suis d'ailleurs toujours demandé : la lecture aléatoire, est-ce réellement aléatoire ? Des milliards de playlists pré-enregistrées ? Ou un choix par la machine ? Le moindre lecteur CD le plus pourri des années 90 dispose de la fonction "aléatoire". Le hasard n'existe pas en informatique, ni le doute je pense.


Le 03/05/2022 par BAKER

Colossal travail mon Chips ! Passionnant et "effrayant" mais pas tant que ça.

Il ne suffit pas d'être robot pour composer à l'aveugle de façon mécanique. Que celui qui n'a jamais confondu deux "Ouverture" de Neal Morse, deux singles de Christophe Maértichon ou deux intros de Daft Punk me jettent la première pierre.


Le 03/05/2022 par CHIPSTOUILLE

Pour ceux que le sujet intéresse, et qui aiment les énigmes, je vous conseille le jeu "The Turing Test". Il se déroule sur une base lunaire. Afin de se prémunir d'une intrusion de la part d'une IA, l'entrée à la base est soumise à une série de tests visant à détecter si le personnage que nous controlons est bel et bien humain.

C'est assez bien fait, même si certaines des énigmes les plus compliquées devraient pouvoir en réalité être résolues par des IA plus facilement que par nous :) (une histoire de combinaison d'interrupteurs à trouver, notamment)

Le jeu vulgarise plutôt bien le fameux "test de Turing", qui permet d'identifier par le biais d'une discussion à l'aveugle si une entité est humaine ou non. Alan Turing, à qui l'on doit le fameux test, est également celui qu'on considère comme l'inventeur de l'informatique moderne. cf. le film The Imitation Game, sur ce même monsieur. Bon, il y a eu Ada Lovelace avant (fille du fameux poète Lord Byron, ça ne s'invente pas!), mais on était encore loin d'avoir un ordinateur sous la main...



             



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